Un ouvrage haut en couleurs contre la domination masculine, la pensée de droite, la pensée de gauche et le monde entier ! Drôle, intelligent mais cruel !
 

Que tout le monde y passe!
Marie-Hélène Bourcier – sociologue, activiste queer et enseignante à l’université de Lille 3 – n’a pas que des ami-e-s ! Gageons qu’avec son dernier ouvrage, la situation risque de ne pas s’améliorer ! En effet, le troisième volume de Queer Zone s’inscrit dans la continuité du style critique des deux premiers avec, si possible, encore plus de véhémence. Livre après livre, armée d’un humour au vitriol, Bourcier s’amuse à tailler un nombre incalculable de costumes aux représentant-e-s de la scène intellectuelle française et internationale des vingtième et vingt-et-unième siècles. Quelques rares universitaires américain-e-s versé-e-s dans la queer theory, les cultural, les visual studies ou les post-colonial studies semblent encore trouver grâce à ses yeux. Sinon, pour le reste, Bataille, Barthes, Beauvoir, Bourdieu, Butler, Cixous, Debray, Deleuze, Delphy, Derrida, Duras, Fouque, Freud, Guattari, Hocquenghem, Foucault, oui, Foucault lui-même, Kristeva, Lacan, Metz, Sartre, voire même Wittig, Zizek,… – j’en passe, mais sûrement pas des meilleur-e-s (?) –, tous ont fauté par manque de finesse et de courage, par excès d’autorité ou par abus de pouvoir : les unes étant tombées dans la "féminologie" (l’essentialisme d’un éternel féminin) plutôt que de développer une véritable pensée féministe, les autres ayant pensé les femmes et leur devenir sans leur demander ce qu’elles en pensaient ! Queer Zone déclare donc la guerre contre tou-te-s et n’épargne personne.

C’est ce que l’on pourrait appeler la "bombe MHB". Car Marie-Hélène Bourcier veut tout faire exploser : les cadres du langage universitaire, ceux de l’intelligentsia mais aussi ceux du féminisme et des études de genre, du cinéma, de la politique, de la culture et de l’esthétique et – pourquoi pas ? – ceux de la République française. Avec un véritable plaisir cynique, le livre accumule les pieds de nez et les moqueries pour pulvériser les credo, les révérences et les égards devant les transcendances identitaires quels que soient leurs visages : la Haute Culture, La Femme et La Différence des Sexes, l’Universalisme, le Modernisme… Bref, la bombe MHB n’a pas d’autre objectif que de faire éclater les représentations unitaires qui tiennent d'un bloc abstrait en mille parcelles activistes et subversives.
Sauver la pensée à papa?
Les éclats de cette bombe résonnent et s’écrasent sur ses ennemis en autant de rires acides et extrémistes. C’est que, pour changer les choses et les esprits, il faut faire du bruit ! Et Bourcier d’ironiser, de vociférer, de vitupérer même – et peut-être surtout – contre celles et ceux dont on pourrait penser, a priori, qu’elles/ils s’apparentent à des proches, à des intimes ou à des allié-e-s. Ainsi, de façon symptomatique, le livre s’ouvre-t-il sur un chapitre d’une drôlerie et d’une méchanceté sans pareil pour le cinéma de Catherine Breillat et se referme-t-il sur une critique, tout aussi acerbe, de celle que Bourcier épingle comme la " seconde " Judith Butler (celle qui aurait délaissé la pensée subversive et minoritaire – celle qui mettait du trouble dans le genre – au profit d’une pensée politique aux thèmes universalistes et consensuels : l’humain, la vie…). Entre ces deux extrémités s’articulent une série de pièces détachées qui viennent mettre du poil à gratter révolutionnaire  dans le mol oreiller hagiographique de la pensée de gauche qui, bien que se voulant engagée, ne se serait jamais montrée suffisamment attentive aux minorités, à savoir : les femmes, les noir-e-s, les gouines, les pédés, les activistes du sexe, les trans et tou-te- s les autres oppressé-e-s de la culture patriarcale. En effet, pour Bourcier, "les politiques culturelles de gauche françaises ont été et sont encore … de droite en continuant de prôner un universalisme républicain et élitiste, centralisateur et surplombant, homogénéisant et anti-identitaire"   .
La bombe MHB se veut étymologiquement et effectivement per-verse au sens où elle renverse nos références, les fait tourner à l’envers, corrompt avec jouissance tout attachement aux Pères et aux Mères de la pensée. En fait, ses attaques nous obligent à protéger celles et ceux qui semblaient les plus à même de nous servir d’abri contre nos micro-fascismes. Systématiquement, Bourcier décape les allures d’évidences progressistes de la pensée des Beauvoir, Deleuze et consort-e-s pour pointer comment leurs édifices théoriques constituent autant d’armures qui permettent à tout-e un-e chacun-e de se donner bonne conscience sans prendre le risque de changer les invariants structurels de sa pensée bien-pensante. D’aucun-e-s estimeront que les accusations de Bourcier sont tout à la fois intransigeantes, pernicieuses, malveillantes et impertinentes. Mais c’est là tout l’intérêt de la vigueur de ses sarcasmes. Ils nous mettent dos au mur et contraignent à revoir nos schèmes de pensée. Devant les détonations de la bombe MHB, force est de re-contextualiser, de re-justifier, de re-mettre au travail le panthéon et les icônes de la pensée et de l’art de la subversion.
Vers une puissance d’agir épistémo-politique
Bourcier lance ses salves contre l’universalisme, masculiniste et abstrait, depuis les marges de la société. Son combat a un but précis : augmenter la puissance d’agir des sub-cultures. Elle lutte pour un empowerment minoritaire. Autrement dit, il s’agit d’envisager de nouvelles configurations d’actions politiques à travers un savoir non universalisant, ni eurocentrique ni hétéro-normatif, ayant des effets concrets tant dans le champ du savoir que dans l’espace sociopolitique. L’auteure promeut ainsi non pas le repli sur un communautarisme fermé mais une politique des identités : " Ce qui manque aux dissidents des genres normatifs et qui sont bien plus nombreux qu’on ne le croit et ne correspondent pas nécessairement à une minorité de genre identifiée comme telle, c’est plus de puissance d’agir, plus de présence dans l’espace politique "   . D’une part, il faut donc de comprendre la façon dont chaque identité (homme, femme, lesbienne, gay, noir, français, beur, sado, maso, …) n’est jamais ni pure ni naturelle mais toujours le résultat d’hybridations entre différents lieux et mouvements d’appartenance. Et, d’autre part, il faut saisir comment le concept même d’identité individuelle relaie, depuis le XVIIIème siècle seulement, les mécanismes d’un pouvoir bénéficiant à une élite blanche, masculine et dominatrice. Or, selon Bourcier, si l’on s’attache à repérer la façon dont ce pouvoir vient se greffer dans chaque instance de définition de soi et si l’on prend conscience qu’il n’existe qu’à travers différentes technologies matérielles, discursives et culturelles, alors " ses scripts peuvent être rejoués ou réécrits "   .
De ce point de vue, les perspectives ouvertes par Bourcier se rattachent à l’analyse foucaldienne du bio-pouvoir. Mais elles en élargissent les principes de manière bien plus tranchée et bien plus partisane en direction des minorités sexuelles et des minorités racisées. En ce sens, Bourcier consacre, par exemple, de longues pages au BDSM   ainsi qu’aux trans et à la façon dont ils/elles rejouent les mécanismes de pouvoir et de domination à la base des identités de genre. Dans le sillage des post-colonial studies américaines et de leurs déconstructions de l’évidence de la centralité de la pensée blanche, l’auteure prône également le développement de " beurs studies " dans les universités françaises. Au fond, Bourcier considère avec le plus grand intérêt tout ce que le savoir universitaire français refuse de questionner en général : les questions de genre, de race aussi bien que la production pornographique, les programmes télévisuels, la littérature à l’eau de rose, les stars de la musique pop… Bref, ses réflexions se veulent en connexion avec l’imagerie des cultures populaires contemporaines, aussi bigarrées ou criardes pourront-elles sembler aux défenseurs de la " haute culture "
   La force du populaire
L’enjeu de ce que Bourcier n’hésite pas à appeler une nouvelle "épistémo-politique" minoritaire consiste effectivement, d’abord et avant tout, à renoncer à l’élitisme culturel qui en arrive toujours à cautionner le masculinisme abstrait et abscons. Ce serait, d’ailleurs, l’erreur – fatale – du cinéma de Breillat dont les propos révèleraient un manque de considération envers le grand public et un souci exclusif de faire du grand art. Or la conscience des minorités et de l’écrasement qu’elles subissent implique l’abandon de l’art pour l’art et un retour vers les cultures populaires. Bourcier montre – mais malheureusement pas toujours avec la même force de conviction – les liens entre la culture populaire de masse et les subcultures. Concrètement, elle s’interroge sur la façon dont les opprimé-e-s peuvent s’emparer des images de masse pour se renforcer et lutter activement contre leur domination. De nouvelles stratégies de résistance, en mesure de brouiller les structures et autres ordres symboliques, qui brident et jugent le potentiel politico-sexuel minoritaire, peuvent alors voir le jour à travers les différentes sortes de détournements ou de réappropriations de la culture majoritaire et dominatrice par les minorités. Se déploieraient ainsi tout un espace de re-significations, de transformations et d’affirmation d’identités mutantes en prise directe sur le champ sociopolitique.

Plus d’amour ?
L’ouvrage est cinglant à bien des endroits et ses coups de fouet sont revigorants. Mais il est aussi parfois injuste. Au risque de passer pour un horrible hétérosexiste ou un esthète universalisant ou, pire, un pur et simple raseur, le cinéma de Catherine Breillat s’avère, quand même, plus aventureux au niveau des schémas narratifs que celui des romans Harlequin qui, aux yeux d’une analyse saluée par Bourcier, permettrait aux femmes de s’émanciper... Et si la culture populaire est effectivement à prendre compte, à interroger et à travailler d’un point de vue théorique, pourquoi cet intérêt devrait-il exclure de manière quasi dictatoriale tout plaisir pour les écritures plus construites ? L’amour des hamburgers et des sodas oblige-t-il  à renoncer à celui du saumon et du champagne ? Certes, le confort de la position n’est pas garanti mais n’est-on pas en droit de regarder Dallas, Dexter, Desperate Housewives ou Santa Barbara, la télécommande dans une main et, dans l’autre, de lire Joyce ou Sarraute ? Les schémas d’analyse de Bourcier, tantôt si fins et si exigeants, se font tantôt massifs, outranciers, trop catégoriquement tranchés. On pense notamment à sa lecture finale de Butler qui tombe dans une logique quelque peu caricaturale : si tu n’es pas complètement bonne alors tu es forcément mauvaise, donc contre moi, et, par conséquent, "dégage"… En temps de guerre, il faut choisir son camp. Celui de Bourcier est riche et généreux en références – la bibliographie de l’ouvrage est détaillée et introduit une pléiade d’auteurs et de travaux largement ignorés en France. Il est drôle aussi, hilarant même. Mais ce rire est sans merci et sa tonitruance blessera et figera nombre de lecteurs et de lectrices.
La bombe, l’attaque, les camps et les éclats sont-ils les seules options pour vivre et penser son désir à l’aune de la subversion? La stratégie de la guerre féroce contre tou-te-s et la répudiation de tou-te-s celles et ceux qui n’optent pas pour le plus pur activisme rigoriste sont-elles les seules manières d’envisager la résistance? Les sub-cultures ne sont-elles pas aussi le terreau de nouvelles formes d’alliance, de confiance, de partenariat, bref, assumons-le, de nouvelles formes d’amour? Peut-être la bombe MHB gagnerait-elle en puissance si ses éclats – au lieu de rire avec un cynisme systématique – portaient le signe de cet amour que l’on retrouve, par exemple, dans les œuvres de Félix Gonzáles-Torres. L’artiste américain, d’origine cubaine, décédé du sida il y a une quinzaine d’années, n’avait de cesse de chanter dans ses installations l’amour pour son compagnon de route, emporté lui aussi par la maladie. Evoquant les formes du minimalisme et du vocabulaire formaliste qui faisaient loi à son époque, il déclarait : " Quand nous glissons notre propre discours dans ces formes, nous les souillons. Nous les assombrissons. Nous les faisons nôtres et c’est notre ultime revanche "   .