Entre biographie et essai, le dernier ouvrage d'Alexandre Adler ne laisse pas indifférent. A notre déplaisir.   

Alexandre Adler est un personnage qui suscite la controverse. Ne serait-ce qu'à son évocation les passions s'emballent. Nous tenterons d'échapper à cette inclinaison par trop facile et de ne pas juger l'ouvrage sur l'homme, malgré l'avertissement de l'auteur quant à la qualité en partie biographique de son écrit.

Tout historien qui se respecte connaît cette règle première liée à toute source : ne jamais prendre pour argent comptant les propos consignés, à plus forte raison lorsqu'ils sont biographiques. Il est d'une singulière facilité rhétorique de faire des usages orientés de sa propre biographie tout en n'étant pas le moins du monde menteur pour autant. Les sociologues aussi le savent. Alors il semble évident que l' « ouverture » qui tient lieu de préface, et dans laquelle l'auteur nous raconte son enfance, la spécificité de la manière qu'il a de vivre sa judaïté et affirme sa conviction sioniste, est une sorte de tentative de produire une légitimité sur des propos qui ne le sont pas et de laisser planer le doute quant à la qualité plus ou moins scientifique de ses démonstrations. Cela ne prend que peu.

 

L'écueil de la caricature

Avant tout, il nous semble que rien dans la biographie de quiconque, ne permet autant de généralités sur le groupe dont il fait partie. Il est extrêmement troublant en effet que l'auteur dépense autant de mots à vouloir enfermer Juifs et Israéliens dans des traits et autres cases, qu'elles concernent le physique   ou la spiritualité   . Non seulement c'est un déni de complexité quasi aporétique, mais de surcroît, c'est un manque de délicatesse certain à l'égard « des » gens, dans leur différences et leurs similitudes, dans ce qui fait d'eux des personnes et non des blocs interchangeables, même foi, même sensibilité, même pratiques. Critique que, dans son « ouverture », l'auteur avait anticipé par cette paresse : "Mais qu'est-ce que ce nous ? Est-il légitime de parler ou d'écrire sans viser un début d'objectivité, sans une volonté de prendre ses distances avec des événements dont la compréhension doit sans doute être plus vaste ? Assurément oui, et bien paradoxalement, car l'urgence des temps contraint le narrateur à abandonner tout retrait rhétorique et à se présenter sans crainte ni tremblement pour ce qu'il est, un juif parmi tant d'autres."   Lorsque l'on refuse le temps nécessaire à la réflexion on ne devrait se permettre que de parler de soi, en se saisissant clairement d’une forme autobiographique ou pamphlétaire, pour éviter de tomber dans une pensée-Ikéa, à l’emporte pièce.

En outre si la première partie se veut didactique, quasi théologale, abordant des questions, au demeurant intéressantes, sur la centralité de l'exigence monothéiste ou la place de rituels tels que la circoncision, il est dommage que l'auteur n'ait pas pris plus de peine à instruire son lecteur qui pourrait avoir la malchance d'être un curieux non initié...

 

Une scientificité plus que critiquable

Mais c'est du point de vue strictement scientifique que l'ouvrage d'Alexandre Adler me semble le plus critiquable. De nombreuses fois son argumentaire est très pauvre mais l'auteur considère que l'affaire est démontrée, sans jamais tenter d'éprouver ses thèses, sans profondeur analytique. Et c'est en réalité fort dommage si l'on prend l'exemple de la seconde partie du deuxième chapitre. L’auteur tente d’y approcher le judaïsme à travers ses grandes figures féminines (Tamar, Ester, Ruth…), ce qui pouvait se révéler passionnant. Mais encore une fois, l'auteur se contente de quelques arguments, considérant avoir démontré ce qui n’est qu'une intuition, si bonne soit-elle, méritant un véritable travail de fond.

D'autant que cette ambiguïté latente entre les intuitions de l'auteur, cette subjectivité qu'il défend de manière si frêle, et l'état du savoir actuel peut aussi, pour le lecteur doté d'esprit critique, devenir très agaçant ou le rendre carrément méfiant à la moindre affirmation. C'est fluide, certes, mais peu convaincant.

C'est également sous cet angle que j'aimerais aborder la question du sionisme que l'auteur résume ainsi : « Comment peut-on être sioniste ? ». Loin de répondre à la question posée, Adler s'en prend à Stéphane Hessel, qu'il connaît "fort bien moins pour l'avoir rencontré (ce qui [lui] est tout de même arrivé) que pour avoir lu avec passion son père Franz Hessel" ((p. 89), lui reprochant de juger l'Etat hébreu depuis un "patriarciat judéo-allemand qui s'octroie le narcissisme moral de donner de la voix" ((p. 91)). Ne pas être d'accord avec Stephane Hessel est le droit le plus incontestable de l'auteur mais son réquisitoire brille par ce qu'on appellerait en stylistique une « belle absente » : la question palestinienne. D'autant que l'on sait la position de l'écrivain du petit livret Indignez-vous !. Il est dommage de ne juger la pensée et le livre uniquement à partir de l'homme, a fortiori de sa biographie, et de ne pas en discuter les thèses...

Si l'on sait que l'ouvrage commence par l'agitation de la menace iranienne, nouveau prisme de la logique sécuritaire, il est remarquable de constater que son auteur ne porte sur Israël que des jugements (il faut souligner ici qu'ils ne sont pas toujours laudatifs) à vase clos. Il n'est que question des rapports de l'Etat hébreu avec d'autres structures étatiques ou sociales. On pourrait discuter du fond et de l'idéologie mais face à un homme qui se présente dans une radicalité telle qu'il peut écrire sans sourciller : "Il ne fait aucun doute que les mouvements arabes et musulmans ont collectionné tout au long du XXème siècle des défaites cinglantes étroitement corrélées à des conceptions du monde erronées."   , il semble assez vain de vouloir s'engager dans une telle voie.

 

Réinterpréter Spinoza...

Il reste deux critiques à émettre. La première, et non des moindres, concerne le traitement qu'il fait subir à la pensée de Spinoza. La richesse de la philosophie, de la grande philosophie, c'est de pouvoir produire des formes d'interprétation différentes selon les époques. Mais tout de même... On ne pourra jamais faire de Descartes un cynique. C'est dans le premier chapitre, consacré au rapport entre la religion juive et le monothéisme, qu'Adler écrit : "Spinoza sut mieux mettre à distance sa tentation messianique étonnante en s'efforçant, en particulier, de penser, dans l'ultime et cinquième livre de l'Ethique, une "connaissance en Dieu", certes solidaire de son panthéisme latent, mais malgré tout enfin adéquate car elle ne peut renvoyer qu'à un autre temps, celui de la rédemption de l'humanité."   Une telle affirmation ne saurait être défendue au moins sur trois points. Primo, cette "tentation messianique", secundo le "panthéisme latent" et terzio la "rédemption de l'humanité". Dans le système de Spinoza, Dieu est en toutes choses et nous faisons également partie de Lui. C'est donc un panthéisme tout ce qu'il y a de plus franc, de plus clair, ce qui lui valut d'ailleurs les coups de semonce que l'on sait. De plus, par le jeu des essences, il n'y a aucun rachat possible. En cela, Spinoza est d'une radicalité terrible.

Dans le chapitre quatrième, Alexandre Adler termine de donner à Spinoza une couleur inédite : celle d'un sauveur du judaïsme "de l'étouffement sectaire et du ressassement tribal"    . Vouloir interpréter n'est pas pécher. Mais manœuvrer syntaxiquement en vue de placer le philosophe comme sujet conscient d'une révolution du judaïsme, sans jamais le défendre clairement à l'aide d'arguments autres qu'interprétatifs tels que : puisqu'il existe un « premier niveau de connaissance » pour Spinoza c'est que le corps n'est jamais totalement trompeur, « plus de malin génie, donc, non plus que de domination de l'esprit trompeur ». Ainsi Spinoza abolit « par un coup de force révolutionnaire », la dialectique du péché originel. On ne saurait réduire Spinoza à son ascendance juive.

La dernière critique concerne l'usage erroné du terme "anthropologie". A plusieurs reprises l'auteur prétend avoir effectué une "anthropologie". La première fois il nous parle d' "anthropologie vécue"   , expression assez floue pour exiger une explication. D'autant que l'anthropologie en tant que science sociale possède une méthode particulière basée sur l'observation d'un groupe particulier selon des codes d'analyse précis. L'anthropologue peut peut-être "vivre" l'anthropologie, mais "expérience de terrain" semble plus approprié... En tout état de cause, il semble évident que Alexandre Adler ne fait pas d'anthropologie, bien que le terme réapparaisse quelques pages plus loin, au commencement et à la fin   de la partie intitulée « Le principe enfantin », où l'auteur explique que "l'enfance et l'âge adulte ne cessent de s'interpénétrer dans l'expérience pratique du juif"    . Il n'est encore une fois pas question d'anthropologie. De réflexion oui, mais il manque à l'ouvrage toute la méthode anthropologique de l'observation, de l'entretien et de la tenue des cahiers de terrain pour prétendre à cette science. D’autant que l’usage de ce terme induit l'absence totale d'éventualité selon laquelle cette faculté pourrait s'élargir à d'autres êtres humains.

Le cinquième chapitre de l'ouvrage est finalement le moins critiquable parce que peut-être le plus consensuel pour ceux des lecteurs non directement impliqués dans le conflit : à travers l'histoire des monothéismes, Adler pose la question : "Israël n'a-t-il pas méconnu en Mahomet un grand et véritable prophète, en Jésus un roi légitime ?"   Le but est donc de créer, ce qui est loin d'être idiot du point de vue de la théorie politique, une communauté d'histoire religieuse, quand bien même elle ne prend pas corps dans les rites