L’exploration chronologique et thématique de l’évolution de la voix lyrique et de la stratégie auctoriale de Ronsard.

On connaît la fière déclaration de Ronsard en 1550 dans Les Quatre Premiers Livres des Odes : “Mais quand tu m’appelleras le premier auteur Lirique François, et celui qui a guidé les autres au chemin de si honneste labeur, lors tu me rendras ce que tu me dois […].” C’est sur elle que B. Andersson prend appui non seulement pour examiner cette invention inaugurale de la subjectivité lyrique mais pour analyser l’ensemble du parcours de Ronsard jusqu’à sa mort et même au-delà puisque cette vaste étude se clôt sur un chapitre consacré à la fécondité et l’autorité du modèle que le poète propose dans tous les genres.

Ronsard, qui s’est ainsi proclamé novateur et a revendiqué l’imitation nouvelle des lyriques canoniques (essentiellement Pindare et Horace), a maintenu l’ambition de guider les poètes engagés dans le mouvement de défense et d’illustration de la langue et surtout choisi d’affirmer une voix lyrique nouvelle grâce à sa composante musicale qui l’éloigne de la prose. L’ouvrage de Benedikte Andersson examine l’évolution de la voix ronsardienne à partir de ce recueil inaugural des Odes. Il est issu d’une thèse dirigée par Marie-Madeleine Fragonard (Paris-3, 9 décembre 2002) et se compose de quatre parties : I. L’invention du lyrique ; II. L’archéologie lyrique ; III. L’origine lyrique ; IV. L’autorité lyrique. Les trois premières parties proposent une analyse chronologique, la quatrième partie offre une synthèse sur la voix ronsardienne.

Parmi les analyses proposées, on retiendra dans la première partie l’étude du code autobiographique et du “métier de poète humaniste”   qui prélude à celle de la posture auctoriale de Ronsard rapprochée et distinguée des modèles antiques. Benedikte Andersson examine aussi la diversité énonciative : concurrence d’allocutaires historiques et fictifs, instabilité voire rupture énonciatives   .

La deuxième partie porte sur la production des années 1552-1557. Elle prend acte de l’abandon de l’ode et de l’apparition de l’hymne blason et de l’hymne, de la mise au point du dithyrambe et de l’exploration de nouvelles espèces lyriques, l’odelette et la “chanson” (vingt et une chansons dans la Nouvelle Continuation des amours en 1556). Brèves, liées à la pratique musicale et proches de l’ode comme l’avait vu Rémy Belleau, les chansons favorisent la diffusion de l’œuvre de Ronsard. Le chapitre 7 est consacré à la complexité des Amours de 1552 et à son esthétique énonciative d’ordre lyrique soutenue par la contrainte métrique favorisant la mise en musique des sonnets. Le dernier chapitre de cette deuxième partie étudie “Ronsard en Anacréon”   et la compatibilité des modèles lyrique et anacréontique puis le renoncement au lyrique des Continuations marquées par l’hypertextualité élégiaque   .

La troisième partie étudie un “renouvellement de la conception ronsardienne du genre lyrique”   qui passe par un retour à une poésie qu’on peut dire primitive, en tout cas originelle, dégagée du modèle d’Horace. Elle se déploie dans les stances, le madrigal, l’hymne liturgique, les mascarades, l’élégie de 1584   . L’ethos lyrique est étudié dans les Discours   et jusque dans les Épitaphes dédiées à Muret dans l’édition de 1578   et qui sont si fermement attachées à la figure d’Orphée. La Franciade est abordée, certes, comme relevant du genre épique mais en tant qu’il est devenu un “avatar de la poétique lyrique”   . La matière poétique des Sonets pour Helene est notamment analysée dans son utilisation de l’intertextualité ou de l’intratextualité qu’elle soit interne (dans les Sonets, Ronsard fait écho à d’autres sonnets du même recueil) ou externe (Ronsard renvoie à des pièces extérieures à ce recueil) pour montrer que toute matière poétique peut être convertie en matière ronsardienne   . La conception de la poésie comme écho lyrique est étudiée au chapitre 12   au travers de “La Lyre” (1569) et de l’Abbrégé de l’Art poëtique Françoys.

La quatrième partie s’intitule “L’autorité lyrique”. Elle commence par une mise en perspective du réseau mythologique du poète (Orphée, Narcisse, Hercule, Mercure, Polyphème, Pan…) et de son emploi métapoétique   . Les poètes que Ronsard appelle “humains” dans l’Abbrégé ne sont pas des prophètes. En revanche, B. Andersson lit une “capacité encyclopédique de l’inspiration lyrique”   dans le déchiffrage des figures entrepris par Ronsard qui se double de la “capacité métamorphique” de Protée   . Le chapitre 14 est consacré aux imaginaires de l’inspiration orchestrés notamment dans les Œuvres. Le chapitre suivant évoque la mémoire (matière et faculté) et la dimension échoïque   de la voix ronsardienne ainsi que les effets de polyphonie et le “tourniquet” des déictiques   par exemple dans les dialogues.

Ronsard assure la postérité d’un “trésor poétique”   , le sien, une somme qui est aussi une origine, postérité que les Œuvres posthumes de 1587 ont organisée et confirmée. B. Andersson conclut ainsi à une “vocation récapitulative” de l’œuvre de Ronsard   avant d’analyser la biographie de C. Binet qui dote le poète des qualités que lui-même prêtait à Virgile puis d’autres éloges jusqu’à L’Academie de l’art poetique de Pierre de Deimier. Au total, cette “confusion entre les champs lyrique et poétique”   s’accompagne d’une tension entre énoncé et énonciation “constitutive de l’identité lyrique ronsardienne” comme l’est cette autre tension entre la lettre et la voix.

L’ouvrage comprend aussi huit tableaux essentiellement métriques en annexes, une bibliographie   ainsi qu’un index des noms et un index de vingt-neuf notions, d’anacréontisme à vates en passant par discontinuité, esthétique du doux, invention et inventeurs, poésie mélique.

Cet ouvrage imposant et soigné se signale par son ampleur de vue et par sa progression et ses conclusions claires même si les définitions du lyrique sont pour le moins mouvantes. Il est aussi bien informé des travaux récents même s’il manque (très probablement à cause des délais d’impression) un ouvrage, La Vocation lyrique. La poétique du recueil lyrique en France à la Renaissance et le modèle des Carmina d’Horace (Classiques Garnier, 2010), dans l’importante liste bibliographique des travaux de Nathalie Dauvois   . Prendre en compte toute l’œuvre de Ronsard – toute l’œuvre dans ses différentes éditions mais elle seule si l’on excepte le dernier chapitre – permet des rapprochements nouveaux et convaincants dans l’analyse interne de passages bien connus et le repérage d’autres lieux significatifs. Parfois, on souhaiterait que le dialogue de Ronsard avec d’autres poètes (dont Marot et Du Bellay) soit mieux éclairé. Il reste que ce livre largement “illustré” d’extraits ronsardiens demeurera indispensable non seulement pour mieux comprendre la stratégie du Vendômois mais aussi pour saisir la transformation du champ littéraire qu’il contribue à imposer dans les trente premières années du second XVIe siècle.