Dans ce second tome sur l'histoire de la justice, Jacques Krynen analyse l'emprise contemporaine des juges au XIXe-XXe siècle comme un retour à l'Etat de justice, qui impose aux juristes de repenser le problème de la légitimité démocratique du pouvoir juridictionnel.

Dans ce second tome de son œuvre consacrée à l’histoire de la justice française, le professeur Jacques Krynen décrit L'emprise contemporaine des juges. Après avoir étudié dans un premier volume L’idéologie de la magistrature ancienne, l’historien du droit retrace l’évolution de la magistrature au XIXe et au XXe siècle à travers les évènements qui ont jalonné la construction de l’Etat de droit.


Malgré la tentative de négation révolutionnaire et de soumission napoléonienne du pouvoir judiciaire, la France serait rapidement redevenue un Etat de justice comme elle l’a été sous la monarchie. Le regard singulier de l’historien révèle la permanence de l’idéologie de combat des juges contre le pouvoir politique là où apparaît généralement la rupture entre la situation actuelle de la justice française et son passé douloureux. Les cours de justice, à l’instar de la Cour de cassation, suivie par le Conseil d’Etat, rejoints récemment par le Conseil constitutionnel et les cours européennes, sont désormais des «cours souveraines», dotées d’un pouvoir d’interprétation libéré du politique et d’une indépendance conquise au fil du temps. Si l’auteur reconnaît que l’organisation et les formes de la justice ont évolué, il considère que son essence demeure inchangée bien qu’il évoque un «renouveau des tâches». A l’image de la montée en puissance des juges, il préfère donc celle d’une «remontée en responsabilité». L’auteur s’interroge non seulement sur les raisons et les manifestations de cette emprise des juges mais également sur sa compatibilité avec la tradition démocratique française.


Cet ouvrage met au jour l’idéologie de la magistrature contemporaine à travers des références nombreuses aux ouvrages et aux discours des juristes qui ont marqué cette époque. Alors qu’au XIXe siècle le pouvoir judiciaire revendique l’indépendance et la fonction normative qui lui avait été refusées depuis la Révolution, la justice connaît des redéploiements inattendus au XXe siècle, avec l’essor de la justice administrative et l’avènement de la justice constitutionnelle, sans oublier l’influence croissante de la justice européenne. Pour Jacques Krynen, si la reconnaissance du pouvoir judiciaire ne fait aujourd’hui plus de doute, sa légitimation reste à parfaire. Permise par l’émancipation du pouvoir judiciaire, l’emprise de la justice contemporaine est pensée par l’auteur à la lumière des rapports entre Etat de droit, justice et démocratie.


La partie de l’ouvrage la plus intéressante d’un point de vue historique est celle consacrée à la reconquête du pouvoir normatif de la justice et de son indépendance vis-à-vis du politique tout au long du XIXe siècle. Cette période de l’histoire de la justice française est sans doute la plus complexe et la plus méconnue. Jacques Krynen relate cette évolution naturelle et inévitable de la justice, sous l’impulsion de la Cour de cassation, à travers les écrits et discours des grands hommes ayant marqué cette époque. A une phase de négation du pouvoir judiciaire de 1789 à 1815, pendant laquelle le dogme de la loi s’est substitué au règne des cours souveraines, succède une ascension de la justice qui ne sera jamais démentie. Après avoir été déprofessionnalisé à la Révolution, la justice est mise sous tutelle du pouvoir exécutif sous l’Empire. La conception de la justice comme service public et non comme véritable pouvoir date donc de la période napoléonienne.

Mais rapidement l’émancipation du pouvoir judiciaire s’organise autour de trois axes : l’indépendance des juges, l’interprétation de la loi et la suprématie juridictionnelle de la Cour de cassation. La nomination des juges par le pouvoir politique subit les critiques de grands juristes, Henrion de Pansey et Dupin, qui se réfèrent avec nostalgie aux magistrats anciens. La multiplication de ces critiques débouchera lentement sur une prise de conscience de la nécessité d’organiser le recrutement des juges par la voie du concours. Contrairement aux recommandations de Portalis, le pouvoir d’interprétation est dénié aux juges et confié au corps législatif par le mécanisme du référé. Or, le Tribunal de cassation, installé à la Révolution pour surveiller l’application des lois par les juges inférieurs, puis la Cour de cassation, ont élaboré une jurisprudence à travers les motifs de leurs arrêts dans lesquels la loi apparaît comme une source de droit parmi d’autres, coexistant avec le droit antérieur. Consacrant l’abandon du référé législatif, la loi de 1837 reconnaît officiellement le pouvoir d’interprétation de la Cour de cassation. Dès lors, le culte de la loi va progressivement céder le pas devant le retour à la conscience des juges, la recherche de l’équité. Cette loi permet la mutation de la Cour de cassation, pensée jusque là comme une autorité simplement «régulatrice», en une autorité normative comparable à celle du législateur. L’auteur en veut pour preuve le style des arrêts rendus, dont la motivation se fait de plus en plus concise. L’historien souligne que la doctrine n’a pas commenté cette évolution. Il attribue cette cécité à la permanence du dogme de la loi infaillible ainsi qu’à la volonté de l’école scientifique du droit de s’imposer comme autorité savante légitime pour dire le droit. A cet égard, le contraste avec la doctrine publiciste, qui contribuera au contraire à légitimer la jurisprudence administrative, est remarquable. Ce n’est que relativement récemment que la doctrine privatiste s’est penchée sur le pouvoir normatif de la jurisprudence. Comme Frédéric Zénati, Jacques Krynen affirme l’existence d’une «jurisprudence législative». En ce sens, il ose le parallèle entre les arrêts de règlement et les arrêts de principe mais aussi entre les remontrances des Parlements et le rapport annuel de la Cour de cassation. Cependant, il considère que l’essor de cette jurisprudence législative exige de la part des juges de développer la motivation de leurs décisions. Selon lui, le discours public de la Cour renoue avec la conception romano-canonique du juge comme «loi vivante» et lui impose donc de faire parler la loi.
A côté de la justice judiciaire, le développement d’une justice administrative et constitutionnelle a renforcé plus récemment l’Etat de justice en France. La première a souffert d’une confusion avec le pouvoir exécutif, depuis l’Ancien Régime et jusqu’à une période récente. En effet, les magistrats de l’ordre administratif n’ont acquis que tardivement des garanties d’indépendance comparables à celles des juges judiciaires. Le Conseil d’Etat, qui domine l’édifice de la juridiction administrative, reste organiquement rattaché à l’exécutif bien que son fonctionnement en assure l’indépendance de fait. L’évolution de sa jurisprudence témoigne de la recherche constante de l’équilibre entre la protection des droits des administrés et la défense des prérogatives de puissance publique. Quant à la justice constitutionnelle, son surgissement a été lent et difficile sous la Ve République, mais son rôle n’a cessé de se renforcer. S’appuyant sur les travaux de Stéphane Rials, l’auteur souligne que le développement de la jurisprudence constitutionnelle contribue à une re-sacralisation du droit, qui substitue au mythe de la loi souveraine celui de la Constitution suprême. Face à l’accroissement des pouvoirs du Conseil constitutionnel, les critiques se concentrent aujourd’hui sur la composition de l’organe. Comme le note l’historien, la démocratie constitutionnelle est produite par un organe qui n’est pas démocratique à l’origine.


En conséquence de ces évolutions, Jacques Krynen met en évidence le contraste entre l’omnipotence actuelle des juges et la faiblesse persistante de leur légitimité démocratique. De manière récurrente, le rappel du spectre du gouvernement des juges montre que le déficit de leur légitimité fragilise l’autorité des décisions rendues et l’image de la justice auprès des citoyens. La conciliation délicate entre le pouvoir des juges et le régime représentatif conduit l’auteur à s’interroger sur le fondement de la légitimité des juges. A l’opposé du courant selon lequel la légitimité du pouvoir de juger ne peut être pensée selon le principe électif mais seulement d’un point de vue fonctionnel, les récentes propositions en faveur de l’élection des juges d’application des peines et des présidents de tribunaux correctionnels imposent aux juristes d’aborder sérieusement la question. Alors que l’élection des juges a déjà été envisagée à plusieurs reprises dans l’histoire, son rejet s’explique selon l’auteur par la peur du peuple et non par le risque de politisation de la justice qu’il qualifie de fantasme. A défaut d’une élection directe des juges, il préconise d’introduire une dose de démocratie indirecte par l’élection des membres du Conseil supérieur de la magistrature. Ainsi, la justice pourrait renouer avec le principe démocratique qui lie légitimité et responsabilité.

 

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