C´est l´heure entre chien et loup : une femme âgée marche dans les rues d´un quartier désert. Arrivée chez elle, elle s´assoit dans le salon et commence à raconter une longue histoire : pendant trois heures de film nous n’aurons que cette image, à l'exception des quelques moments où elle va aux toilettes, répond au téléphone ou allume l´électricité à la demande du réalisateur, puisque le soir est tombé et que l´ombre a progressivement englouti son visage. Fengming, Chronique d´une femme chinoise (film réalisé en 2007 et enfin projeté dans les cinémas français) est le sobre titre de ce documentaire de Wang Bing, réalisateur essentiellement connu pour son colossal À l´Ouest des Rails (2003), plongée de neuf heures dans l´agonie terminale d´un gigantesque complexe industriel.
En contrepoint au long plan fixe qui constitue presque intégralement le documentaire, nous n’avons que la voix de cette femme, voix claire et assertive qui devient sous nos yeux un émouvant récit. Celui-ci, plein de rebondissements tragiques, se situe dans la Chine de la deuxième moitié du XX siècle : c´est l´histoire de la persécution subie par les intellectuels « droitiers » qui, sous le gouvernement de Mao Zedong, osaient dénoncer la politique du Parti. Fengming nous raconte ainsi son enthousiasme de jeunesse pour la révolution, la façon dont elle a renoncé – malgré de bons résultats – à l´université pour aider le Parti en tant que journaliste, la grande polémique provoquée par quelques articles de son mari, la redoutable accusation de « droitiers » que leur couple a très rapidement reçu. Ils seront tous les deux envoyés dans des « camps de rééducation » en plein désert de Gobi, et son mari ne survivra pas aux travaux forcés et aux lugubres conditions de vie. Cet amour brisé, cette histoire personnelle fêlée par le mouvement impitoyable de l´Histoire, constitue sans doute l´aspect le plus poignant du film de Wang Bing.
Le parti-pris technique et esthétique du réalisateur est assez clair : renoncer aux prestiges de l´image pour, de cette histoire, ne garder que la voix du témoin. Ce choix se laisse encadrer par le débat – plus proche de nous – où se sont opposés Claude Lanzmann et Georges Didi-Huberman à propos des images de la Shoah, le premier défendant l´interdiction de mettre en images l´Holocauste et le second proposant une critique philosophique de l´inimaginable. Comment faire de l´histoire et quel rôle l´art peut-il jouer ? Doit-on refuser les images de l´horreur ou nous en servir malgré tout ? . Si, avec Fengming, Wang Bing semble apparemment choisir son camp, on doit pourtant y voir moins une prise de position idéologique qu’une forme de respect envers le destin et la parole de cette femme. La preuve avec un autre de ses films, Le Fossé, qui sort parallèlement sur les écrans français (le 14 mars), et qui aborde le même sujet (la description des effroyables conditions de vie dans les camps de rééducation chinois) par le biais de la fiction (fondée elle aussi sur des faits réels). Le cinéma de Wang Bing résiste par conséquent à un quelconque a priori où on pourrait avoir la tentation de l´enfermer, relevant plutôt d´un art empirique et tâtonnant des images qui, partant d´un indéniable devoir de mémoire et d´un désir profond de justice, forge pour chaque cas cinématographique sa propre et originale solution.