Mardi 28 février, dans le cadre de la vénérable Bibliothèque Solvay de Bruxelles et à équidistance symbolique des trois principaux lieux de pouvoir de l’UE – les imposants bâtiments en verre de la Commission, du Conseil, et du Parlement – se tenait la grand-messe de l’action extérieure de l’Union européenne.

Organisée conjointement par l’European Council on Foreign Relations et la présidence danoise de l’UE, elle peut se targuer d’avoir réussi à rassembler l’élite européenne de la PSDC   : outre Catherine Ashton, une grande partie de l’état-major du Service Européen d’Action Extérieure (SEAE), la totalité du Comité Politique et de Sécurité (COPS) et nombre de hauts dignitaires européens issus de l’OTAN, de l’ONU, de la Commission et du Parlement. Elle constitue à ce titre le plus grand sommet consacré à la gestion de crise depuis la signature du Traité de Lisbonne.

Que pouvait-on réellement attendre de ce rassemblement d’éminences grises? Intéressant, pragmatique et fascinant par moments, il s’est livré à un état des lieux parfois complaisant, parfois sans concessions envers l’action extérieure de l’UE en Haïti, en Bosnie, en Libye ou en Afrique subsaharienne. Il a offert un aperçu de la mécanique parfois sobrement efficace, parfois extrêmement mal huilée du SEAE. Enfin, il a été plutôt obligeant à l’endroit de la politique européenne au Sahel, en RDC et dans la Corne de l’Afrique, à laquelle il a adressé un satisfecit global.

La réalité est plus complexe. La vague d’attentats qui touche le nord-est du Nigéria depuis le début d’année porte à 930 le nombre de victimes de la secte islamiste Boko Haram depuis 2009. Loin des cénacles bruxellois, elle vient souligner avec violence l’exacerbation des rivalités religieuses dans une région composée d’ethnies majoritairement musulmanes (Haoussas, Kanuri), chrétiennes (Yorubas, Igbos) et animistes. A ce canevas religieux se superpose un tissu ethnique qui rend complexe l’appréhension par les observateurs occidentaux des conflits qui criblent les pays d’Afrique subsaharienne, du Kenya à la RDC.

Les pesanteurs de la politique extérieure de l’UE, elles, s’accommodent encore mal de cette complexité. Plus encore peut-être que la mosaïque ethnico-religieuse du continent noir, plus encore que les difficultés touchant la réforme du secteur de la sécurité, la construction de l’Etat de droit ou la gestion de crise, c’est en effet l’appréhension occidentale de cette complexité qui pose problème. L’écueil principal qui guette ces lectures européennes consiste à plaquer sur les conflits d’Afrique subsaharienne une grille de lecture monolithique et des modèles d’interprétation qui ne peuvent guère être qualifiés que d’"occidentalisants ".

Certaines analyses encore tout à fait répandues persistent par exemple à attribuer la paternité des conflits ethnico-religieux au tracé par les puissances coloniales de frontières arbitraires, quand bien même elles ne constituent pas ou plus depuis longtemps une pomme de discorde pour les populations concernées. Dans bien des cas, ces frontières ont été appropriées voilà fort longtemps par les populations. La ferveur qui touche l’ensemble du contient africain tous les deux ans à l’occasion de la Coupe d’Afrique des Nations en est un exemple aussi élémentaire qu’évident. La dernière édition, dont la finale a eu lieu le 12 février dernier, n’a pas fait exception à la règle. Jusque dans certaines banlieues françaises, chaque communauté nationale porte le maillot de son équipe attitrée et toute occasion est bonne pour accabler de boutades et plaisanteries le camp d’en face. Pour qui a eu l’occasion d’en faire l’expérience, ceci témoigne de l’appropriation affective et symbolique qui est faite de ces frontières en dépit et au-delà des clivages ethniques ou religieux.

Le défaut principal qui touche ces lectures européennes est celui qui consiste à passer l’espace africain au tamis des conceptions occidentales du territoire et de l’identité nationale. Au lieu de contribuer à dénouer l’écheveau de facteurs qui génère les conflits, elles ne viennent que l’obscurcir en y mêlant celui des préjugés occidentaux. En Afrique, construction de l’espace et conception de l’identité sont irréductibles aux modèles occidentaux. L’exemple de la conception de l’identité chez les Mossi du Burkina Faso à cet égard est l’un des plus parlants.

L’espace Mossi n’est pas peuplé d’individus comme l’est si naturellement l’espace occidental. Il n’est pas extensif. C’est un espace intensif, ponctué de forces sociales : ce qui affecte l’individu affecte nécessairement le groupe. Il est dérivé de surcroît de configurations collectives ancestrales : l’existence de l’individu chez les Mossi est une concession faite au monde des vivants par le monde invisible et éternel des anciens.

L’espace est donc une donnée seconde, dérivée des relations interpersonnelles. Etonnamment, la proximité spatiale est d’abord fonction du lignage avant d’être définie par la contiguïté spatiale à proprement parler. De même, l’individualité se définit en fonction d’un ensemble de forces collectives et ancestrales : le moogo. Le moogo, c’est le monde bipolaire Mossi, scindé entre vivants et ancêtres invisibles éternels d’autre part : un agencement collectif de forces visibles et invisibles, actuelles et ancestrales qui surplombe du monde visible et le constitue partiellement.

Comme l’explique Didier Ouédraogo   , penseur de l’éthique hospitalière à l’université Paris-Sud 1, " il ne faut pas espérer guérir [un homme d’Afrique noire] tant que vous n’avez pas compris les repères spatio-temporels au sein desquels la maladie, le soin et la mort trouvent leur place "   L’apparition de la maladie est due à une divergence entre la série collective des forces invisibles et celle des forces sociales visibles : elle intervient quand un vivant transgresse un interdit. Alors, la maladie envahit un groupe social proche de l’individu coupable par son point de contact privilégié – l’individu – et la maladie intervient comme une régulation sociale. " Ne soyez pas étonné si un homme d’Afrique Noire vous dit : " Je suis malade, mais ce n’est pas moi qu’il faut soigner "   " Les corps eux-mêmes, au sein du moogo, sont pris dans une nasse de configurations sociales, lignagères et ancestrales.

Cette particularité se retrouve dans d’autres modèles non-occidentaux de la construction de l’espace et du territoire. L’anthropologue français Jacques Lizot prenait l’exemple de la maison commune organisée circulairement chez les Yanomami, où l’habitation est organisée de l’intérieur vers l’extérieur, en une série d’auréoles successives où s’exercent des types d’activités différents : " Culte et cérémonies, puis échange de biens, puis vie familiale, puis déchets et crottes ". Dans un même temps, " chacune de ces couronnes est elle-même fractionnée transversalement, chaque segment est dévolu à un lignage particulier et subdivisé entre différents groupe de germains "  

Les dynamiques d’appartenance sont mouvantes au sein d’un même territoire et d’une même ethnie, et diffèrent selon les territoires et les ethnies. Cependant, il semble clair qu’elles ne se réduisent pas au maillage administratif des territoires nationaux. Elles sont parcourues de configurations symboliques et affectives qui parfois coïncident avec les frontières nationales, parfois s’en écartent.

Ceci explique la manière dont les clivages spatiaux, religieux, ethniques ou nationaux s’exposent et se résorbent au jour le jour en fonction de coutumes et d’habitudes locales. Une pratique usuelle de l’interaction interethnique émerge même parfois, qui permet de gérer les différences et différends ethniques au quotidien.

Le pendant ethnique des antagonismes sportifs qui se font jour à l’occasion de la Coupe d’Afrique des Nations a été théorisé dès 1926 par l’ethnologue Marcel Mauss   : c’est la parenté à plaisanterie  

Cette tradition d’Afrique occidentale consiste à simuler un conflit avec le représentant d’une ethnie alliée : " Elle permet aux protagonistes de s’insulter, de se railler et de se bousculer à l’envi, sans risque de dérapage (…) au bureau, dans la rue, dans les transports en commun, en famille ou avec des amis. (…) De cette manière, les individus jouent avec leurs différences au lieu de s’opposer frontalement "   . Ces railleries populaires " permettent le rapprochement d’ethnies tout en préservant une distance et une identité sociale distincte "   . La parenté à plaisanterie constitue à ce titre un modèle de résolution concrète et pragmatique des tensions interethniques.

L’espace africain est parcouru de dynamiques d’appartenance hétérogènes. La démarche qui consiste à réduire consciemment ou inconsciemment les conflits territoriaux à un facteur unique, qu’il soit frontalier, ethnique ou religieux, est erronée. C’est lui appliquer une grille de lecture simpliste et dans le pire des cas europeanocentrée.

Les opérations européennes de reconstruction et de maintien de la paix en Afrique subsaharienne ont été, et sont pour certaines des réussites incontestables (EUFOR Tchad, EUTM Somalie). Mais avant d’imposer à une région un processus de démocratisation ad hoc ou de tenter d’y démêler le nœud des problèmes touchant au secteur de la sécurité, il convient de mieux en expliciter les conditions ; et parfois de se mettre à l’école des modes opératoires africains, plus fins et souvent plus différenciés. Enfin, il convient parfois d’en conclure, comme un certain René Descartes dans le Discours de la Méthode, qu’il "étoit loisible de tâcher plutôt à changer ses désirs que l'ordre du monde "   .