Dans un essai remarquable sur la puissance au XXIe siècle, Pierre Buhler analyse la mutation des relations internationales et les conséquences de la montée en puissance de la Chine.

C’est une véritable somme sur la puissance dans les relations internationales que nous livre Pierre Buhler, diplomate qui a été directeur adjoint du Centre d’analyse et de prévision et professeur à Sciences Po. Le livre, qui devait s’intituler, par une allusion toute braudélienne, “grammaire de la puissance”, regorge de citations et d’analyses qui montrent l’immense culture philosophique et stratégique de l’auteur, accumulée au fil de ses années de lectures et d’expériences variées. Le tout est écrit dans un style clair, agréable, pondéré, qui laisse percer une distance humaniste par rapport à l’analyse froide du monde des Etats.

L’Etat est en effet au cœur de l’analyse de la puissance, ce qui conduit Pierre Buhler à mobiliser l’histoire et la philosophie politique dans une véritable réflexion sur l’essence du pouvoir (si le français distingue pouvoir et puissance, l’anglais power et l’allemand Macht ne font pas la différence). S’ouvrant sur une longue citation du grand Thucydide, l’ouvrage pose les origines réalistes de l’Etat et de la puissance. C’est pour organiser la division du travail, pour renforcer le “pouvoir collectif” face à la nature et aux autres entités humaines, que l’Etat apparaît en Mésopotamie 3000 ans avant notre ère. L’Etat assure la protection à l’intérieur, la sécurité à l’extérieur, et il se met à aspirer à la puissance et à la gloire. “Les Etats ont fait la guerre, la guerre a fait l’Etat” (Charles Tilly). A l’Etat succède bientôt l’Empire avec ses prétentions hégémoniques. Puis c’est l’invention à l’époque moderne du concept de souveraineté, qui relie puissance et unité de commandement (Julien Freund). Il en résulte un état d’anarchie que théorise Hobbes avec le Léviathan, source de la théorie réaliste développée après la Seconde Guerre mondiale par Morgenthau.

Mais presque en même temps que le réalisme moderne apparaît le libéralisme politique, qui a son prolongement dans l’arène internationale en étant porté par la puissance américaine, et aussi par les penseurs anglo-saxons (Wight, Keohane et Nye, Fukuyama, et plus récemment Robert Cooper et sa théorie de l’Etat “postmoderne”). Tout en montrant que le droit est instrument du politique, Buhler analyse bien les parentés entre l’approche politique du réalisme et la théorie juridique du positivisme, et entre la théorie de l’indépendance libérale et l’idéalisme juridique portée par Kelsen, Scelle, et les défenseurs du “devoir d’ingérence”. Il rend justice au succès de la construction européenne qui a tourné le dos à la puissance et construit un ordre fondé sur le droit.

Sur la scène mondiale (et encore hobbesienne) des puissances, l’auteur nous rappelle les lois et les théories de la géopolitique, mais aussi de la géo-économie inventée par Edward Luttwak, qui traduit le poids croissant de l’économie et de la mondialisation. Si la géographie reste une contrainte importante dans l’équation de la puissance (en particulier pour la question cruciale de la sécurité des approvisionnements), les ressources du territoire sont de moins en moins un atout, comme le montre l’exemple de “l’Etat rentier” qu’est la Russie, à laquelle Pierre Buhler consacre de longues pages peu indulgentes. De même, la démographie est beaucoup moins un facteur déterminant de la puissance que la capacité d’innovation, où excellent aujourd’hui un petit nombre d’Etats (Etats-Unis, Israël, Japon, Corée, Suède, Finlande) : “il faut des hommes pour faire des sociétés comme il faut des pierres pour faire des palais, mais la qualité d’une architecture ne dépend pas du nombre de pierres utilisées” (Hervé Le Bras).

La puissance américaine occupe évidemment une place centrale dans l’ouvrage. Pierre Buhler en montre la face positive (la défense de la liberté) sans dissimuler la face plus sombre (l’absence de scrupules quand la sécurité est en jeu, l’hubris de la puissance, la croyance aveugle dans les forces du marché, qui a conduit à la catastrophe financière et économique de 2008, l’endettement effréné, le déficit budgétaire et commercial). L’auteur cite quelques voix critiques mal connues qui émanent des Etats-Unis eux-mêmes (Leslie Gelb, Andrew Bacevich) et dont les constats n’ont pas été pour rien dans l’élection de Barack Obama.

La puissance américaine reste sans égal sur le plan militaire (on parle de full spectrum dominance) ce qui fait que les Etats-Unis sont toujours le producteur du “bien public” qu’est la sécurité mondiale. Ils barrent l’accès à l’arme nucléaire, outil “égalisateur de puissance” convoité par certains Etats comme l’Iran. Ils assurent toujours la “stabilité hégémonique” sans laquelle la mondialisation ne pourrait, selon la théorie de Charles Kindleberger, se développer. Ils bénéficient encore de la “puissance structurelle” (Susan Strange) que représente leur économie. Ils dominent “l’économie du savoir”, exercent leur soft power (Nye), influencent le droit et les normes qui s’imposent au niveau mondial, règnent sur les relations monétaires internationales par la primauté du dollar. En Europe, ils jouent toujours le rôle de “l’égalisateur de la puissance” face à des pays divisés : ils restent “une puissance européenne de plein exercice, alors que l’Union européenne ne l’est pas”. Et ils sont aussi une puissance asiatique et la puissance du Proche-Orient.

Face à l’Occident dont l’hégémonie est de plus en plus battue en brèche, Pierre Buhler montre aussi le poids croissant des puissances émergées ou en voie d’émergence : le “sprint des géants” (Chine, Inde), un Japon qui reste à la fois une puissance innovante et un vassal de Washington, le Brésil écartelé entre sa vocation régionale et ses prétentions mondiales, Israël, la Turquie, l’Iran (l’Afrique étant reléguée à la catégorie de “terrain de manœuvre” de la puissance). Epousant l’obsession américaine sur la Chine, Pierre Buhler considère que “la relation sino-américaine sera au XXIe siècle l’axe politique du système international, comparable au rôle de la relation américano-soviétique durant la guerre froide.” Se tenant à un questionnement inspiré par une position d’humilité, il ne se hasarde pas à prédire la manière dont cette relation va évoluer, sinon que les positions de l’Occident vont continuer à s’éroder dans la gouvernance politique et économique mondiale.

Les pages consacrées à l’économie (“l’argent”) et aux nouvelles technologies (“l’âge de l’information”) jettent par ailleurs une lumière originale sur l’évolution du concept de puissance. Pierre Buhler ne se borne pas aux relations internationales au sens classique, interétatique. Il fait place à la critique marxiste et au “constructivisme” qui incorpore dans les analyses les identités et les valeurs. Il analyse la relation entre l’Etat et le capitalisme, la remise en cause de la frontière entre politique intérieure et extérieure, et “l’unification du champ de la puissance” entraînée par le développement de la société civile mondiale, l’âge de l’information et de la communication, les entreprises nationales, les logiques de réseaux qui sont exploitées aussi par les ennemis de l’Occident (les terroristes) ou par des mouvements révolutionnaires (rôle d’Internet et des portables dans le ”printemps arabe”). L’auteur remarque à juste titre que “la nouveauté ne réside pas dans le principe, mais dans l’échelle et l’ampleur atteintes par le phénomène.”

Jusqu’où ces logiques transnationales remettent-elles en cause la légitimité de l’Etat et le jeu de la puissance ? La “révolution de l’information” aura-t-elle “des conséquences pour la fabrique même de la puissance et du pouvoir, de portée comparable à la révolution de l’imprimerie dans l’Europe du XVe siècle” ?  Pierre Buhler n’apporte pas de réponse, mais ne manque pas de noter que la puissance américaine domine cette sphère de la communication et a pris la défense de la liberté d’Internet, sans se laisser gêner par les critiques émises par une partie de la société civile mondiale à l’égard de ses comportements.

L’ouvrage se conclut par des pages sceptiques sur l’Europe “singulière et décalée”, malgré toutes les formes originales de puissance qu’elle a développées (“puissance par la norme”, “puissance structurelle” de son économie, modèle de relations entre les Etats). S’adressant à la France, qui garde des atouts de puissance, Pierre Buhler rappelle que la puissance est d’un maniement complexe et demande de la méthode : pour notre pays, cela suppose de corriger les faiblesses de notre économie et de restaurer notre compétitivité.

L’expression de “lignes de fuite” traduit bien l’état d’esprit de l’auteur à l’issue de son long périple à travers les lois et les formes de la puissance. La puissance étant relative, évolutive (une “relation humaine”, a dit Raymond Aron), il est difficile d’en prédire l’avenir. Pierre Buhler ne tranche pas entre le maintien des formes traditionnelles (la sécurité, la puissance militaire) et l’apparition de formes nouvelles (économie, société civile, réseaux). On aurait aimé qu’il aille plus loin dans son raisonnement et son analyse, qu’il creuse l’évolution du rapport stratégique sino-américain, et qu’il nous dise comment et à quel point la légitimité du pouvoir et donc de la puissance pourrait être remise en cause par les dynamiques de la mondialisation et des nouvelles technologies (les argumentations confuses de Mme Slaughter sur la prévalence des logiques de réseaux laissant un peu sur sa faim). On aurait pu apprécier aussi un peu plus d’optimisme sur l’Europe, l’auteur paraissant bloqué sur la contradiction constatée entre la “puissance réinventée” et le rejet de la puissance “frappée d’illégitimité et d’immoralité” (mais on ne peut guère lui en faire le reproche dans le contexte de la crise actuelle de l’euro).

Cet ouvrage est en tout cas à lire pour tous ceux qui s’intéressent à l’évolution des relations internationales et du monde. Par les clés interprétatives et les éclairages qu’il apporte, par la masse d’informations qu’il traite, il est appelé à devenir une référence