Loin des traditionnelles biographies d'acteur, une exploration précise, sur les plans visuel et thématique, de l'oeuvre actorale d'un des plus grands comédiens du cinéma américain.

Après l'ouvrage de Gwennaëlle Le Gras consacré à Michel Simon, c'est le second livre de la collection "Jeux d'acteurs" des éditions Scope que chronique le pôle Cinéma de Nonfiction. Ces ouvrages relativement courts et à l'iconographie très riche témoignent du dynamisme actuel des études actorales en France, et visent à apporter une sensibilisation inédite à l'art d'un comédien de cinéma : le travail de Christophe Damour constitue un exemple particulièrement intéressant de cette démarche.

Ici, pas (ou très peu) d'anecdotes biographiques : en s'attachant à la figure à la fois icônique et secrète d'Al Pacino, Christophe Damour dépasse les traditionnelles approches mythologico-impressionnistes de la "star", au profit d'une analyse minutieuse des principales composantes de son jeu. Il a, pour cela, recours à un arsenal conceptuel essentiellement forgé en dehors du champ cinématographique (dans l'histoire du théâtre, la psychanalyse, l'anthropologie gestuelle, etc.), mais qu'il a le souci constant de relier aux spécificités de la mise en scène d'un film (ainsi qu'aux grands thèmes de son époque). Cela lui permet d'expliquer avec clarté et conviction comment un comédien à la morphologie aussi quelconque - à rebours de la tradition des "chevaliers de lumière" (Gary Cooper, Cary Grant, etc.) de l'âge classique hollywoodien - a pu imposer, au gré de ses rôles successifs, une présence et une énergie à ce point irradiantes à l'écran.

Embrassant les quarante années de carrière de l'acteur révélé par le Panique à Needle Park (1971) de Jerry Schatzberg et consacré (entre autres) par la trilogie du Parrain (1971, 1974, 1990) de Francis-Ford Coppola, l'ouvrage en fait autant ressortir les constances que les évolutions. Considéré à ses débuts comme une version dégradée (sombre, triviale, dévirilisée) du jeune premier romantique, Pacino devient, à partir des années 1990, une incarnation récurrente de la décadence morale et physique (Le Parrain 3, City Hall, la série Angels in America), dans des films censés être des tremplins pour d'autres "jeunes premiers" (Keanu Reeves dans L'Associé du diable, Johnny Depp dans Donnie Brasco...), mais qu'il "vampirise" à son profit. Entretemps, il se distingue dans des compositions qui peuvent être riches en excès (Un Après-midi de chien, Scarface, Heat) comme en retenue (Bobby Deerfield, Le Parrain 2, Carlito's Way), mais qui ont pour point commun d'être, la plupart du temps, ancrées dans un cadre urbain, avec lequel la persona de l'acteur noue un rapport quasi organique.

Christophe Damour livre ainsi une vision synthétique particulièrement convaincante des différentes phases qui ont jalonné l'oeuvre très éclectique (ce que ses fameux rôles de gansters auraient tendance à masquer) de Pacino, comédien tiraillé entre la tradition gestuelle de la tragédie classique et les techniques de jeu en vogue de son époque (la "Méthode Strasberg" de l'Actors Studio), entre stylisation hiératique et naturalisme psychologique, entre théâtre et cinéma. Au-delà de son inscription dans les flux thématiques les plus représentatifs de la fin du XXe siècle (la vie urbaine, la drogue, la crise de la masculinité, etc.), Pacino s'impose comme le descendant d'une longue tradition du geste expressif et éloquent, qui le constitue en vecteur de passions intemporelles et universelles - qui en fait, en somme, le "dernier tragédien" d'Hollywood.

Mais l'hypothèse la plus forte de cet ouvrage est qu'Al Pacino serait un comédien à la puissance de proposition compositionnelle telle qu'il en deviendrait quasiment le "co-auteur" des films qu'il tourne, en influençant la mise en scène de ces derniers : aux bons comme aux mauvais cinéastes s'imposerait la nécessité de constituer le regard de l'acteur, ou bien son jeu de mains, comme enjeux principaux de certaines séquences, ou encore d'aménager un espace spécifique à ses fameux "blasts" colériques. En amenant plus ou moins consciemment avec lui, dans ses nouveaux films, la "mémoire" de ses précedents rôles, Pacino se serait ainsi forgée, au fil du temps, une véritable "oeuvre d'acteur". Christophe Damour s'inscrit ici dans la lignée de la "politique des acteurs" (dérivée de la "politique des auteurs") défendue entre autres par Patrick McGillian et Luc Moullet, et qui "considère que les acteurs sont des auteurs, dans le sens où ils inventent un système de jeu qui leur est propre, indépendant de la direction d'acteur, et que leur personnalité, leur anatomie et leur façon de jouer influencent plus ou moins consciemment les films dans lesquels ils jouent" (p.7).

Dans cette perspective, Christophe Damour décompose le système de jeu pacinien en cinq grands domaines d'expression et d'invention, exploités avec insistance dans quasiment tous ses films : son utilisation du regard (Pacino est un "acteur du contrechamp", qui "écoute avec les yeux"), son jeu tactile avec les objets et ses partenaires à l'écran, ses différentes "figures d'orateur", sa science du geste tragique, et enfin ses liens généalogiques avec plusieurs grandes figures actorales de l'histoire du cinéma (de Buster Keaton à Dustin Hoffmann, en passant par James Cagney, Montgomery Clift, Rod Steiger ou Marlon Brando).

Au sein de ce programme, quelques observations ponctuelles peuvent bien sûr introduire à la discussion. On aurait ainsi envie d'ajouter, dans un développement sur le thème de la paternité au sein des rôles tardifs de Pacino, une mention de la séquence marquante du Parrain au cours de laquelle le jeune Michael Corleone, au chevet de son père à l'hôpital, "inverse" le rapport de filiation protectrice - il serait alors possible de s'interroger sur l'écho que rencontre encore aujourd'hui cette scène "primitive" dans l'imaginaire spectatoriel (notamment en ce qui concerne la faculté de l'acteur à incarner par la suite, avec autant d'évidence, des pères de substitution). Certaines "figures d'enfermement" (surcadrages, encadrements de portes, "bulles" de verre) construites par Coppola tout au long de la trilogie du Parrain auraient également pu être davantages analysées en tant que telles, en ce qu'elles nous semblent intimement raccorder avec l'évolution du jeu pacinien. On pourrait enfin discuter la vision d'un Pacino "érotique et puissant" (p.30) au début de Heat (Michael Mann, 1995), dont les premières séquences nous semblent au contraire filmées et montées de façon à le constituer en une figure isolée, peu en phase avec sa femme et sa famille, un personnage au dynamisme corporel vain - bref, qui nous apparaît plutôt, dès l'ouverture du film, comme un workaholic fébrile, en crise. 

Mais ces quelques observations ponctuelles sont surtout le signe de la faculté de l'ouvrage à introduire un dialogue fructueux sur une oeuvre d'acteur suffisamment connue pour que chaque lecteur cinéphile se la soit, en amont, plus ou moins "appropriée" à sa façon (ce dont témoigne pour sa part le rédacteur de ces lignes, dont l'approche formaliste transparaît dans les détails qu'il mentionne ci-dessus). Elles ne retirent donc rien à la qualité générale et à la profonde originalité d'une démarche qui ne tombe pas dans le "piège" d'une hagiographie lénifiante ou fascinée par son objet - piège que n'évitent pas toujours les livres consacrés aux acteurs. Ici, le ton est au contraire mesuré, les nuances - voire les critiques ouvertes de certains échecs artistiques (Justice pour tous, Avec les compliments de l'auteur), ou d'une certaine tendance de l'acteur au cabotinage - sont bien présentes.

L'ouvrage se révèle ainsi, grâce au style heureux et imagé de son auteur, grâce aussi à l'aller-retour permanent entre le texte et les images, un ensemble à la fois théoriquement rigoureux et très vivant, qui convoque de nombreux souvenirs cinéphiles et nous plonge - presque "physiquement" - dans la matière vibrante du jeu d'Al Pacino. Cela constitue une indéniable "expérience" de lecture, peu courante et qu'on ne se privera pas de recommander