Empruntant le détour de la littérature, Frédérique Leichter-Flack démontre la complexité des dilemmes moraux. 

Le reproche fait à l’éthique quant à sa trop grande abstraction n’a rien de nouveau. Déjà, Benjamin Constant dans Traité des réactions politiques, interrogeait la validité universelle de l’impératif catégorique d’Emmanuel Kant - " Agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle " - principe unique au fondement de sa morale. En plaçant ce dernier en situation, il mit en évidence l’existence d’exceptions à la règle. Certes, il serait juste de ne jamais mentir, mais si notre mensonge a le pouvoir de sauver la vie d’un ami, ne se justifie-t-il pas ?

Alors que cette controverse fait jouer, pour les opposer, l’universel au cas particulier, Frédérique Leichter-Flack entend ouvrir une troisième voie. Le laboratoire des cas de conscience n’est pas un manuel de morale. Il ne s’agit pas non plus de détruire les grandes lois éthiques en les confrontant à des situations limites. L’interrogation " comment agir justement ", restera ouverte car l’auteure entend seulement mettre en évidence, grâce à la littérature, la difficulté de toute prise de décision.

Le juste, en effet, advient rarement sous la forme d’une évidence et le choix est toujours plus difficile que ce qu’il peut sembler au premier abord. C’est là que le détour par la littérature se justifie, elle " qui apprend à regarder de plus près ce que l’on prend souvent trop vite pour [le bien] ou pour [le mal] ". Le laboratoire des cas de conscience brouille les frontières, les remplace par un nuancier, " scrute [surtout] l’interface en perpétuel mouvement du juste et de l’injuste "   .

Segmenté en trois parties : Juger. L’injustice en appel ; Choisir. Les dilemmes de l’engagement et Intervenir. La responsabilité de protéger, l’expérience de Frédérique Leichter Flack s’apparente à une galerie d’exemples empruntés aux grands classiques de la littérature. Pas de progression dans la réflexion, car un seul principe préside à l’étude des cas (de conscience), de Billy Budd à La métamorphose, en passant par Les justes : la complexification d’un problème qui aurait pu paraître simple et la déconstruction des apparences. Quelques uns de nos héros y laisseront d’ailleurs quelques plumes, au premier rang desquels Antigone, prête à mourir pour offrir à son frère une sépulture. Ne finit-elle pas, dans son désir obsessionnel de se sacrifier pour enterrer Polynice, par entretenir des désirs mortifères ? Ne souhaite-t-elle pas davantage se hisser en exemple et conquérir la gloire que remplir son devoir familial et religieux ? Son choix, entre vivre et inhumer son frère malgré l’interdit, est-il vraiment déchirant si elle n’accorde aucune valeur à sa propre existence ? Et pire, n’entraîne-t-elle pas toute sa famille avec elle vers la tombe ?

S’attaquant chacun à un problème moral – l’assassinat politique se justifie-t-il s’il permet de sauver des milliers de vie ? ; doit-on porter assistance à son prochain si cela met en danger notre vie ? - les chapitres reproduisent une construction identique. Les dilemmes sont introduits par des références, volontairement épurées, au monde contemporain, puis explicités à travers l’étude resserrée d’une ou de plusieurs situations similaires dépeintes dans la littérature. Les chapitres centrés autour d’un exemple unique sont les plus réussis. On pense ainsi à la finesse de l’analyse du jugement de Salomon dans le chapitre "Arbitrer à droits égaux, la preuve par l’épreuve"   .

Si on regrette des choix plus maladroits et moins bien exploités, tel que celui trouvé dans Le Manteau de Gogol   , on déplore surtout le relatif contournement d’une question qui se profile pourtant intelligemment dans tout le livre, celle du rôle joué par l’émotion dans la prise de décision. Cette dernière apparaît dès le premier exemple, celui de Billy Budd, à travers la difficulté des juges à condamner Billy, "ce beau et sympathique jeune homme que tout le monde aime à bord du navire, ce garçon dont l’âme est aussi pure que celle de Claggart [l’homme qu’il a tué] était noire"   . Elle ressurgit dans l’étude des Frères Karamazov    : "l’émotion suscitée par l’innocence et la vulnérabilité déséquilibre la balance". Néanmoins, elle n’est explicitement formulée qu’à la fin de l’ouvrage : "c’est aussi avec nos émotions, et pas seulement avec notre raison morale, que l’on décide en situation"   .

La question de l’émotion est pourtant cruciale dans cet ouvrage, dans la mesure où elle cristallise l’intérêt, mais également les limites de la méthode de Frédérique Leichter-Flack. Prendre le parti de la fiction littéraire, c’est convier le lecteur à comprendre les conflits moraux en s’identifiant aux personnages et en partageant leurs états d’âme. En invitant la littérature dans la réflexion éthique, l’auteure réintègre donc la dimension passionnelle du choix et donne un poids de réel à des dilemmes qui, présentés de manière plus abstraites, n’éveilleraient pas notre attention. Mais si l’émotion est une donnée indéniable de toute prise de décision, celui qui cherche à agir justement ne doit pas moins s’en méfier. N’oublions pas que, en utilisant une narration à la première personne du singulier, Camus nous invite à nous identifier à L’étranger et parvient par là à nous faire douter de sa culpabilité. Si elle nous aide à comprendre la complexité des choix moraux, la littérature peut aussi fausser nos jugements