En quelques années, le buzz est devenu l’une des armes les plus efficaces pour permettre aux amateurs de se hisser vers la sphère, de moins en moins cloisonnée, des professionnels. Qu’on l’érige déjà en icône moderne ou qu’on la trouve surfaite, Lana Del Rey est un bon exemple de ces transformations. A l’automne, elle met en ligne son clip de Video Game sur Youtube, quelques mois plus tard, elle sort son deuxième album – le premier ayant avorté pour des raisons qui restent obscures – et débute une tournée mondiale.

Des labels de musique ont déjà acté ces évolutions. My Major Company, par exemple, propose aux artistes de créer un profil sur leur site et de mettre en ligne leur musique. A l’internaute, alors, de s’inventer producteur en investissant la somme d’argent qu’il souhaite sur les musiciens en qui il croit. Lorsque ces derniers obtiennent des donations d’un montant de 100 000 euros, ils enregistrent leur disque. Désormais, il n’est donc plus nécessaire d’être " découvert " par un producteur pour " percer ". Il semble qu’Internet redistribue les cartes du jeu et inverse les règles. La logique de la demande supplante celle de l’offre. Politique du zéro risque oblige, le succès est assuré avant même le lancement du produit.

La révolution numérique semble ainsi offrir aux artistes de nouvelles opportunités de carrière et de nouveaux chemins pour accéder au succès, et, quand il s’agit de musique, personne ne s’en indigne. Néanmoins, l’idée même d’une transposition de ce principe sur la scène éditoriale et littéraire fait grincer quelques mâchoires. Cette fiction est pourtant plus réelle qu’il n’y paraît.

En effet, dans l’article " short cuts " publié dans le numéro de janvier de la London Review of Books, Jenny Diski fait état d’un équivalent éditorial à My Major Company : Unbound . Sur ce site, les auteurs ont la possibilité de diffuser un film dans lequel ils expliquent leurs projets romanesques à leurs lecteurs virtuels. Ces éditeurs amateurs peuvent alors effectuer des donations, en fonction desquelles ils recevront, entre autres, une version numérique ou papier du futur livre. S’appuyant sur la tendance d’Internet à supprimer les intermédiaires (ici l’éditeur), perçus comme des autorités manquant parfois de légitimité, Unbound entend faire du lien direct entre l’auteur et son public le moteur de la création littéraire. Plus démocratique, ce mode de sélection des livres à paraître ne pose pas moins quelques problèmes que Jenny Diski s’empresse d’expliciter. Unbound, en promouvant un choix fondé sur des critères économiques – les sommes d’argent misées par les lecteurs – ne risque-t-il pas de faire triompher une " édition populiste et flatteuse des foules " ? Sommes-nous condamnés à ne plus lire que des best-sellers et à abandonner ce plaisir littéraire si particulier, lié à l’impression d’avoir découvert une perle rare en laquelle peu croyaient (on se souviendra ici que Du côté de chez Swann fut en premier lieu publié à compte d’auteur) ?

Et pourtant, Jenny Diski ne s’arrête pas là. Elle qui sait manier une plume virulente et user de son esprit critique parvient également à se détacher des jugements hâtifs et globaux, du type " Internet, c’est la mort de la littérature telle qu’on l’a connue ". En concluant son article sur l’exemple de cette autre type de maison d’édition-ovni, And other stories , l’auteure vient utilement rappeler cette rengaine - que l’on commence pourtant à bien connaître - : " Internet c’est bien à condition de savoir s’en servir ". C’est que, pour elle, And Other Stories réussit le pari d’impliquer le lecteur dans le processus éditorial tout en évitant les "risques" inhérents à cette participation, en dissociant la contribution financière et la sélection éditoriale. And other stories combine ainsi la voix des lecteurs – qui peuvent aider la maison d’édition à réaliser ses projets, non définis, de publication ; mais également participer à des groupes de lectures et donner par là leur avis sur les textes qui leur sont soumis – et un processus de sélection plus traditionnel - celui d’un comité institutionnalisé de publication qui a le dernier mot. Si And Other stories montre, pour Jenny Diski, qu’il est possible de concilier littérature de qualité – élue par les professionnels ? – et préoccupations de rentabilité économique, cette nouvelle forme de maison d’édition est surtout la preuve que, loin de remplacer un modèle par un autre, la révolution Internet est capable de créer des formes hybrides auxquelles il serait temps de s’intéresser