Entre conjoncture et causes structurelles, un intéressant diagnostic de la crise européenne, qui montre également la difficulté de trouver des solutions à la fois économiquement viables et politiquement réalisables au marasme de la zone euro. 

Jean Pisani-Ferry est un économiste reconnu, qui a pesé d'un poids certain dans les politiques économiques menées par la gauche entre 1997 et 2000 alors qu'il était conseiller auprès du ministre des finances de l'époque, Dominique Strauss-Kahn.
Au vu des bons résultats économiques de cette période, on y verra un signe d'optimisme et on éprouvera un soupçon de nostalgie envers un temps pas si lointain où la croyance au retour du plein-emploi était plausible, alors qu'elle semble de nos jours relever d'une mythologie passéiste aussi surannée que les DS du Général de Gaulle.

Alors déjà membre du Conseil d'analyse économique, il avait par ailleurs publié un rapport remarqué sur la croissance et le plein-emploi.
Il dirige désormais l'Institut Bruegel, think-tank spécialisé dans l'étude des politiques économiques en Europe, et a concentré ses dernières recherches sur l'euro et les politiques économiques en Europe.
Il nous livre un diagnostic rigoureux et argumenté au titre accrocheur, il est vrai peu en rapport avec l'austère mais stimulant contenu de l'exorcisme qui nous est proposé au long des 300 pages de cet ouvrage, qui suscitera indéniablement le débat quant aux solutions envisagées.

Naissance du royaume des ombres

Une grande partie du livre est consacrée à un panorama historique de la survenance de la crise.
On ne peut que souscrire à la description précise et minutieuse des évènements, même si la lecture faite par Jean Pisani-Ferry demeure somme toute assez consensuelle. Cet aspect agacera certainement ceux qui auraient souhaité plus d'engagement et de prises de position.
Si ce livre souffre d'un défaut, c'est en effet de son excès de précaution. Certaines appréciations sont ainsi plus suggérées qu'affirmées, plus esquissées que dépeintes.
Ce détachement a cependant le mérite de l'objectivité et son descriptif du paysage après la bataille laisse le lecteur libre d'effectuer la lecture politique de son choix.



L'auteur débute par un bref rappel de la finalité politique de l'euro, fruit de  l'ambition des pères fondateurs, qui escomptaient de la monnaie unique un effet d'entraînement vers l'approfondissement progressif des institutions européennes.
Pisani-Ferry rappelle qu'à l'aune de ce dessein, les résultats obtenus ne sont pas à la hauteur, et que l'effet espéré ne s'est pas réellement produit.
Sans conclure à un échec définitif de ce projet, il fait de cette déception assumée le marchepied pour analyser les fondements de la monnaie unique.

Il revient ainsi sur les dix premières années de l'euro, qui se déroulèrent de la meilleure manière qui soit, c'est à dire dans "l'ennui le plus total", dixit le gouverneur de la Banque d'Angleterre.
Dix années sans encombres où l'euro acquit une crédibilité internationale sur le marché des changes et pendant lesquelles la BCE maîtrisa parfaitement la progression des agrégats monétaires, remplissant ainsi sa mission principale prévue par les traités : assurer la stabilité des prix.

Au titre des analyses structurelles, dans un chapitre titré "Les remparts de Francfort", Jean Pisani-Ferry explique ainsi les mécanismes qui ont mené à l'indépendance de la BCE. Ce passage est illustratif des qualités pédagogiques de l'auteur ainsi que, revers de la médaille, de son écriture assez rétive à l'engagement.
Il effectue ainsi une fort intéressante comparaison entre la BCE et la banque d'Angleterre.
L'une comme l'autre ont reçu mandat d'assurer la stabilité des prix, mais elles agissent cependant de manière fort différente. Le taux à partir duquel les prix sont dits stables est fixé par le gouvernement en Angleterre et peut atteindre 4 à 5% par an, tandis que la BCE tend vers une  stabilité appréciée en valeur absolue.
On peut deviner à la lecture de ce passage particulièrement bienvenu, la sympathie de l'auteur pour la deuxième solution mais on ne lira jamais sous sa plume une critique trop marquée ou trop incisive de la première.

Toutefois, on ne peut dire à cette lecture que la crise de l'euro fut un coup de tonnerre dans un ciel serein. Certains déséquilibres conjoncturels et structurels semblaient prospérer de manière souterraine et leur révélation au grand jour apparaît plus comme l'inéluctable conséquence d'un laisser-faire que comme
le rouleau-compresseur de la conjoncture. Il en va ainsi du défaut de coordination des politiques fiscales et budgétaires qui ont donné lieu à des divergences insurmontables en matière d'inflation de croissance et à des spreads de taux d'intérêt déstabilisateurs pour les marchés de capitaux à l'intérieur de la zone euro, sans que n'existent plus les mécanismes compensateurs des monnaies nationales.



Péchés originels

Cela permet à Pisani-Ferry de montrer que les dirigeants européens ont commis tout d'abord une faute méthodologique en n'anticipant pas le fait que la privation de monnaie nationale nécessiterait la mise en place de mesures de dévaluation interne, afin decompenser  les déséquilibres des balances commerciales et des paiements. Notre économiste  cite à ce propos l'exemple de la Finlande qui avait effectué un stress-test lors de la chute de l'URSS.La Finlande réalisait  une large part de ses échanges avec la zone roubleet souhaitait mesurer ainsi l'impact de cette perte de marché et les politiques à mettre en œuvre.
Les gouvernements se seraient ainsi montrés oublieux des principes du triangle d'incompatibilité de Mundell, selon lequel on ne peut mener conjointement un policy-mix monétaire, adopter une libre circulation du capital et maintenir un régime de change fixe. Or, c’est cette situation que crée inévitablement une monnaie unique comme l'euro.

Lorsqu'il s'agit d'apprécier les politiques économiques des sous-ensembles régionaux de l'Europe, on retrouve un jugement plus disert, et Pisani-Ferry regroupe ainsi deux grands ensembles que l’on peut simplifier en "Sud" et "Nord", présentant des caractéristiques inverses. Cette dynamique contradictoire constitue une des grandes difficultés à résoudre au sein de la zone Euro.
Pisani-Ferry expose  les mécanismes de bulle spéculative qui ont affecté les politiques de croissance et de rattrapage de pays comme l'Irlande et l'Espagne.
L'Espagne, en particulier, a fortement misé sur le domaine du bâtiment pour soutenir sa croissance, ce qui s'est traduit par un surinvestissement et une hausse incontrôlée des prix du bâti. La demande de pierre pour elle-même a supplanté le mécanisme normal du marché entre offre et demande, provoquant des tensions inflationnistes sur les prix à la consommation.
Le retournement de conjoncture a frappé principalement les classes moyennes, laissant nombre de ménages surendettés, tandis que le mécanisme de rigidité du prix à la baisse ne permettait pas de correction corrélative du pouvoir d'achat déjà très affecté.
En dépit de salaires élevés, en termes relatifs, les Espagnols ne parviennent pas à boucler leur fin de mois.



À cet échauffement incontrôlé a répondu a contrario la politique de désinflation compétitive de l'Allemagne, visant à restaurer une compétitivité fort affectée par l'absorption de la RDA, qui a pesé sur son dynamisme et s'est traduit par une baisse des salaires réels. Ce  freinage a été entériné par la négociation collective et facilité par l'absence de salaire minimum horaire.
En outre, l'Allemagne a misé sur une diversification industrielle et une compétitivité structurelle, qui expliquent le retournement de sa balance commerciale et les excédents structurels qu'elle dégage.
L'absence de mécanisme monétaire correctif et la surévaluation interne des pays voisins ont fait le reste.

C'est une Europe scindée en deux que nous présente l'auteur, situation qui explique également le caractère des plus incommodes de la gestion de la politique monétaire par la banque centrale.
 L'idée d'une même politique monétaire entre deux zones qui s'écartent progressivement semble en apparence atteindre ses limites.
Pourtant, Pisani-Ferry n'imagine pas abandonner l'euro ou constituer une monnaie commune avec des zones différenciées.


Y a-t-il un économiste pour exorciser l'euro ?

Au chapitre des solutions, au sens propre comme au sens figuré puisque ces dernières ne dépassent pas le dernier chapitre, il faut relever deux grandes directions.

La première consiste dans les moyens de résoudre la situation de la dette publique européenne et comporte deux volets principaux.
L'urgence première est d'enrayer la spirale de la dégradation des notes des dettes publiques européennes et pour cela il faut renforcer les mécanismes de garantie sur les dettes, tout en ne reproduisant pas le modèle grec et en ne permettant pas à des États de se comporter en passager clandestin.

Pour cela, il faut mutualiser une partie de la dette afin de permettre de retrouver un taux de solvabilité satisfaisant pour les obligations les plus douteuses.
Il faut donc transformer une partie des dettes publiques en eurobonds.



Concernant la question de l'équilibre des économies européennes dans les échanges commerciaux, Pisani-Ferry explique qu'il faut trouver des mécanismes de dévaluation interne permettant de restaurer la compétitivité des entreprises et plaide pour la TVA sociale en France, afin d'alléger une partie des cotisations sociales et de restaurer l'équilibre de la balance commerciale en restaurant la compétitivité.
Il rappelle aussi que cet effort doit être conjoint avec une acceptation d'une revalorisation des salaires et des prix en Europe du Nord, pour favoriser une convergence des économies et rétablir une certaine parité dans les termes de l'échange.

Ces solutions vont indéniablement dans le bon sens, mais à l'échelle de la crise dont le déroulé dépasse en rapidité chacun des acteurs, elles apparaissent parfois comme dépassées devant l'ampleur prise depuis la parution pourtant récente du livre.
Ainsi, si l'on peut être favorable  à la création des eurobonds dont on sait que l'Allemagne enrefuse le principe, la récente dégradation de la note du FESF montre que ces obligations européennes pourraient ne pas suffire à instaurer le scénario idéal d'une restauration de la confiance et ne pas constituer une arme défensive très efficace.

En outre, Jean Pisani-Ferry en convient lui-même, nous n'avons pas encore trouvé de mécanismes de contrôle mutuel totalement satisfaisant. Si le fait de confier à la Commission une sorte de pouvoir d'évocation des budgets nationaux, comme on semble s'y acheminer, a le mérite de la simplicité, elle heurte de plein fouet les principes les plus élémentaires de la démocratie représentative et serait un pas en avant dommageable vers un fonctionnement post-démocratique de l'Europe. 

On ne sait aujourd'hui pas construire un mécanisme de contrôle des budgets nationaux satisfaisant économiquement et démocratiquement, et la clef semble plutôt résider dans un mécanisme ré-assurantiel, assurant une garantie par la BCE ou du FESF, prêteur en dernier ressort d'une partie au moins des diverses dettes nationales et d'une dette européenne propre, qui ne servirait qu'à financer des investissements d'intérêt européen par des Eurobonds Projects.
Or, pour cela, il faut doter le Parlement européen d'un pouvoir de lever l'impôt, ce qui suscite un blocage politique majeur.
La vision économique se heurte ainsi souvent aux réalités diplomatiques et sociologiques et il arrive que l'ouvrage pêche par imperium de la vision économique pure .

Enfin, on regrettera que Jean Pisani-Ferry aborde trop peu la question des agences de notation. Si l'on partage son diagnostic qui consiste à ne pas les considérer comme la cause du mal et le bouc-émissaire de la crise – elles n’en sont que les symptômes – des propositions de sa part sur des réformes possibles des "sémaphores" du système financier, auraient été bienvenues.

Concernant la TVA sociale, on éprouvera aussi la plus grande réserve, car si l'on perçoit la nécessité  de réorienter la fiscalité sociale vers la valeur ajoutée entendue de manière extensive  et non plus vers le travail, qu'elle pénalise à l'excès, cette solution se heurte à la réalité de l'atonie de la demande intérieure européenne.  Elle impacterait l'ensemble de la production, sans parler du renforcement de la faiblesse du pouvoir d'achat en France. Ainsi, le moment semble résolument mal choisi, et on ne peut souhaiter que la gauche au pouvoir donne dès la première année des signaux si contradictoires avec son discours actuel.

Au final, un livre utile et stimulant, à la fois accessible au public cultivé et aux spécialistes, dont il faut souligner la rigueur et la clarté, qualités toutefois un peu circonscrites par un manque de perspective et d'analyse politiques