La vérité de l'Europe serait-elle dans l'exil ?
D’abord, on s’attend au pire. Ne serait-ce pas encore un de ces essais larmoyants sur les "migrants" déracinés de la misère du Sud par un Nord omnipotent ? Une dénonciation, pleine d’empathie, sur la condition de ces malheureux échoués morts ou vifs sur les plages de Lampedusa ou coincés dans les barbelés de Ceuta ? Une tribune d’un humaniste dénonciateur, qui s’enthousiaste pour les causes lointaines… tout en se défendant becs et ongles contre les tentatives de mixité urbaine qui entraîneraient la baisse de l’immobilier dans son quartier ?
Non, Tom Lanoye, nous prend à rebours. Il nous propose l’autre voyage, celui de jadis… ou de demain : la fuite en avant, le départ du continent. En effet, dans ce livre, on se débine et on a de bonnes raisons : l’entrepreneur se fait la malle à cause des charges ; la putain aux heures de vol veut pouvoir enfin disposer de son corps, à Shanghaï, la nouvelle Jérusalem du XXIème siècle.
La confluence des civilisations aurait-elle perdu sa raison d’être ? L’Europe en crise, homme malade du monde, vieille et nouvelle dans le même panier ! La forteresse branle du manche : colonisation à rebours, sursaut national, défauts financiers… Une mise en bouche aux défaites sans batailles ? Mais qui défendre et pourquoi ? Quelle culture ? Les AOC ? Le jambon de Parme ? Le melon de Cavaillon ? Le vin intoxiqué de Moselle… ? Les personnages ne le savent pas, hésitent… Schopenhauer peut-être ?
Dans cet "hymne éclaté"… c’est une pensée éclatée, balayée, que nous livre l’auteur. Les personnages, discutaillent, bavassent, tergiversent… Mais abdiquent au final. Lieux communs, bouts de ficelle, hystérie, égoïsme… Pour justifier leur lâcheté, leurs lubies.
Pourtant, cette Europe que nous décrit Tom Lanoye c’est une Europe bien particulière. C’est celle des baby-boomers revenus de tout, sauf du porte-monnaie. Ce n’est pas l’Europe d’après 1991. Ce n’est pas l’Europe des jeunes, de ceux de l’Est, des clandestins, des dissidents. La fuite, le déclin c’est bon pour ceux qui peuvent se le payer. Les pleurnichards qui attendent des autres ce qu’ils n’ont jamais fait eux-mêmes. Foutre dehors les clandestins mais garder la nounou ivoirienne... Se débarrasser de la finance mais continuer à boursicoter... Cracher sur les autres, mais jouir sans entraves.
On peut parier que ce qui survivra de cette Europe qu’on nous décrit, ce ne sera certainement pas une forteresse. Cela représenterait trop d’efforts ! Ne bâtit pas muraille ou forteresse qui veut. Il faut y croire et avoir la main ferme. Les sacrifices plus les coups de pied au cul. Sans l’un ni l’autre, on en restera au blueprint, au virtuel, aux intentions.
Avec ce livre, il faut entendre la "forteresse" dans sa forme carcérale, tournée vers l’intérieur. L’embastillement nous concerne tous, Européens de souche ou du feuillage. Les traites, les crédits, les pensions, le salaire, les prestations… Nous obliger à émerger d’une manière ou d’une autre est le plus sûr moyen de nous garder de notre plein gré. Construire une nouvelle ligne Maginot ou Siegfried… Cela nécessite des efforts, des convictions, de la ténacité, toutes ces dispositions auxquelles les personnages de ce livre ont renoncé il y a bien longtemps.
C’est ce qui ressort des personnages que nous propose l’auteur : des baratineurs, des moulins à vents, des manches à air. Les historiens décriront peut-être cette époque comme celle du temps des confusions. Serait-ce la première fois ? Mais que l’on se rassure. Il y a fort à parier que le mal dont sont atteints les Européens ne s’arrête pas à Gibraltar, au Bosphore ou à l’Oural. Tous ceux qui traversent le Baloutchistan ou la Méditerranée pour venir s’échouer dans nos faubourgs seraient-ils résistants à ce dérèglement de l’humeur : individualistes, paumés, égoïstes forcenés. N’auraient-ils pas eux aussi le droit d’assouvir leurs désirs, de se montrer, d’avoir un style ? Voile contre string, babouches contre Nike Air ? Allons, il y a des accommodements raisonnables !
"La vérité est dans l’exil" écrit Tom Lanoye en parlant du Hassidim, le juif d’un autre juif. Serait-ce cela le destin des Européens encore amarrés à l’Europe ? Quitter la coquille et réinventer l’Europe ailleurs, en dehors de ces villes sans plaisir, ces cathédrales vidées de leur âme. La campagne… l’overseas, l’overdose…