Un titre en forme de promesse inquiétante, une couverture aux coloris criards, et donc la hantise de lire un manuel “pour les nuls” : des écueils vite oubliés à la lecture de cet ouvrage roboratif. Lumineux, précieux et généreux.

Quand la danse s’incarne sur le papier
C’est un programme ambitieux que celui du critique de danse Philippe Noisette, voire une réelle gageure : donner à voir ce qu’est l’art du mouvement (mais pas toujours), quelles en sont les formes, les évolutions, la portée symbolique, esthétique et politique en 250 pages. Or c’est une qualité remarquable de l’ouvrage : les images de Laurent Philippe contribuent à donner chair au texte de Philippe Noisette. Elles illustrent avec brio son propos et structurent le livre en un dialogue constant et nécessaire entre l’analyse et son objet, entre l’étude théorique très personnelle et non pas son illustration, mais sa représentation en image fixe.

Pour évoquer la danse contemporaine, en perpétuelle métamorphose, une discipline qui se nourrit du pouvoir de suggestion comme de la fragilité des corps, les clichés du photographe s’imposent avec évidence et clarté. Loin de figer le mouvement chorégraphique, ils insufflent une dynamique au texte, soulignant la tension des danseurs, leur abandon et l’ineffable alchimie des corps s’emparant de l’espace scénique. Chaque image fait sens. Ainsi de la beauté plastique jouant sur l’épure et le contraste dans le travail de Ushia Amagatsu   , de la couleur ambrée qui enveloppe le mouvement habité de Carolyn Carlson   , ou de la série de poses qui mettent en valeur la science de l’espace et l’expressivité de Saburo Teshigawara   . De même, le cadrage soigné de Marie-Agnès Gillot dansant la “Giselle” de Mats Ek   , la précision fébrile du danseur de flamenco Israël Galván sortant d’un cercueil (!)   ou encore le jeu sur le reflet et la transparence dans Umwelt de Maguy Marin   soulignent la richesse et l’inventivité des performances chorégraphiques d’aujourd’hui.

Au-delà de la pertinence des choix iconographiques et de la qualité propre des images, Danse contemporaine, mode d’emploi rend compte de la vitalité de la danse, de son rapport à la tradition, à la mémoire et aux influences culturelles sans négliger l’élan révolutionnaire qui lui est propre et qui en fait l’art du paradoxe, entre contrainte et liberté(s). Philippe Noisette, par ailleurs journaliste pour Paris-Match, Danser ou Les Inrocks, et auteur de plusieurs livres consacrés à la danse dont Le Corps et la Danse précisément, souligne la dimension à la fois organique et métaphysique de la danse contemporaine.

Quand un critique livre ses outils d’analyse
Partant du postulat que le langage chorégraphique contemporain n’est pas un acquis, le journaliste entreprend de démythifier son objet dans une démarche très pédagogique et volontiers ludique. Du chapitre liminaire simplement intitulé “La danse contemporaine C’EST QUOI ?” au répertoire sélectif et donc forcément partial “Trente danseurs/chorégraphes contemporains” en passant par les titres incitatifs en forme de questions – “La danse contemporaine QUEL INTÉRÊT ?”, Philippe Noisette démonte avec une méthode efficace les idées reçues et les jugements spécieux sur une discipline jugée hermétique, voire élitiste, à travers un regard aigu et une analyse stimulante.

Sans se départir de l’objectif didactique de la collection, et en évitant tout appareil conceptuel destiné aux spécialistes, il invite le lecteur à un parcours instructif et dynamique. Car la science, la recherche et l’expérience solide qui nourrissent ce livre en rendent la lecture très accessible et agréable même au profane.

Comme elle interroge nos références esthétiques quant au “beau” académique, et dissout les frontières avec le théâtre, la vidéo ou la performance en proposant des formes hybrides, comme elle s’empare aussi de questions de société en radicalisant parfois son propos, la danse contemporaine ne fait pas l’unanimité, suscitant tour à tour scepticisme et agacement. Alors que paraissait l’ouvrage de Philippe Noisette, un critique reconnu publiait ainsi dans un hebdomadaire culturel une tribune au titre polémique “La danse contemporaine a-t-elle encore quelque chose à dire ?”, s’insurgeant notamment contre le “formalisme glacial et hautain” de la chorégraphe Mathilde Monnier.

Avec Danse contemporaine, mode d’emploi, l’auteur dépasse les controverses qui pourraient voiler l’approche d’un art fondé sur la concrétude du corps et qui s’en affranchit pour mieux interroger, en le sublimant, le réel. Avec force arguments et exemples il revient sur le contexte socioculturel d’émergence de la danse contemporaine, sur ses enjeux esthétiques, ses différents modes d’appropriation du quotidien, son rapport à la nudité, à l’écriture – à travers l’abstraction – ou au mouvement – à travers la “non danse”, ou “danse plasticienne” selon ses propres termes.

Reposant sur une connaissance pointue et une sensibilité artistique évidente, la synthèse proposée par Philippe Noisette fait de cet ouvrage un guide précieux, et non prétentieux. Et, ce faisant, le journaliste se fait mentor pour néophytes en quête de lumières chorégraphiques.

Quand un spectateur se fait passeur
Danse contemporaine, mode d’emploi remplit son contrat et ne ment pas sur sa promesse : c’est une belle initiation à la danse contemporaine. Philippe Noisette n’aplanit ni les contradictions ni les aspérités propres à un art en perpétuelle recherche, animé par la nécessité d’explorer les limites et la manière d’appréhender l’espace scénique et mental du spectateur. D’ailleurs les apostrophes au lecteur qui rythment le texte invitent finalement ce dernier à se faire spectateur, à aller découvrir ou approfondir encore et toujours les propositions chorégraphiques dont il est question.

C’est la force et la singularité de l’auteur de partager ses enthousiasmes, ses interrogations et ses révélations, donnant envie, une fois le “mode d’emploi” refermé, c’est-à-dire la mise en perspective des différents artistes, courants et genres établie, d’aller voir de la danse, de se plonger dans le spectacle vivant des corps et du rythme. Un livre ouvert sur l’extérieur, qui donne envie de sortir, pour revoir des artistes, ou découvrir des auteurs, c’est plutôt rare.