* Cet article reprend la tribune publiée dans le Huffington Post  par Jean Baubérot, historien et sociologue, dans le cadre de la journée d’étude sur le Sarkozysme organisée par Nonfiction.fr le 11 février 2012 en partenariat avec la Fondation Jean Jaurès, les Inrocks et le Huffington Post.

La politique du président Sarkozy durant son quinquennat, en matière de laïcité, semble avoir été changeante, voire contradictoire. Commencé par la mise en scène de l'expression "laïcité positive", insistant sur la nécessité de "valoriser les racines chrétiennes de la France" (discours du Latran, 20 décembre 2007) et l'importance sociale d'une référence à la transcendance (discours de Riyad, 14 janvier 2008), son mandat se termine par la mise en œuvre de ce que Stéphanie Le Bars a qualifié de "laïcité restrictive" (Le Monde, 16 avril 2011). Certains propos présidentiels, et l'application qui en est faite par l'UMP et le ministre de l'Intérieur, Claude Guéant, visent à restreindre l'expression religieuse des musulmans dans la vie publique.

Bien sûr, certains événements survenus au cours du quinquennat peuvent fournir un élément d'explication. Nicolas Sarkozy a été impressionné par le référendum suisse sur les minarets, qu'il a interprété comme un signe de profonde évolution de l'opinion publique européenne à l'égard de l'islam (cf. sa tribune dans Le Monde, 9 décembre 2009).

La montée du FN aux élections intermédiaires a aussi joué un rôle. On peut également soutenir la thèse que la laïcité de Nicolas Sarkozy est à géométrie variable: douce pour le catholicisme, dure pour l'islam. Mais le discours de Riyad a marqué une certaine ouverture vers l'islam et l'action de Nicolas Sarkozy comme ministre de l'intérieur (création du Conseil Français du Culte Musulman) relève d'une logique qui, à première vue, semble plutôt conciliatrice. C'est pourquoi, je propose une explication plus globale et prend en compte les différents aspects du discours et de la politique de Nicolas Sarkozy, en matière de laïcité, depuis qu'il est "aux affaires".

Ma thèse est la suivante: la politique de Sarkozy envers les religions se situe dans la filiation de la tradition gallicane qui, sous diverses formes, a été celle de la France de Philippe le Bel à Emile Combes, à la veille de 1905, en passant par Napoléon Bonaparte. Cette politique peut se résumer par trois idées-forces: contrôler la religion, protéger la religion, "franciser" la religion. Les articles 1, 2 et 4 de la loi de 1905 constituent des ruptures avec ces trois modes de gouvernance de la religion. Mais si ces articles ont toujours aujourd'hui force de loi, ils n'imprègnent pas véritablement la culture politique. La cohérence interne du sarkozysme est d'être un néo-gallicanisme. Reprenons brièvement les trois aspects précités.

Contrôler la religion: la mise en œuvre de procédures de contrôle s'applique notamment à un certain islam, dont on a une vision principalement sécuritaire. Le rattachement du "Bureau des cultes" au ministère de l'Intérieur, qui a eu longtemps une signification seulement administrative, a commencé à se politiser dans les dernières années du XXe siècle, et cette politisation s'est accentuée depuis l'arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, comme ministre de l'Intérieur d'abord, président de la République ensuite. Les mesures prises, quand la neutralité religieuse que supposerait la laïcité, se situent dans la droite ligne des mesures proposées par des parlementaires gallicans en 1905, et refusées par Aristide Briand et les promoteurs de la loi de séparation. Mais si l'islam est particulièrement concerné, la politique suivie est plus globale. A la suite du discours du Latran, certains évêques ont craint un accord entre le Vatican et le président français "par-dessus leurs têtes" (comme me l'a déclaré l'un d'entre eux) où les deux instances s'entendraient pour exercer un certain contrôle sur "l'Eglise de France" (comme on continue parfois à la nommer) que d'aucuns trouvent un peu trop "remuante".

Protéger la religion: il est très frappant de constater que le débat sur la laïcité de l'UMP (5 avril 2011) sépare deux notions: la laïcité d'une part, la liberté religieuse de l'autre. Dès ce débat, beaucoup d'organisations laïques ont fait remarquer, en se référant notamment à la loi de 1905, que la liberté de conscience, incluant la liberté de religion, fait partie intégrante de la laïcité. En conséquence, mettre face à face "laïcité et liberté religieuse constituerait une double erreur: la liberté religieuse est alors exfiltrée de la liberté de conscience, elle-même exfiltrée de la laïcité.

Or, suite à ce débat, le code établi par le ministère de l'Intérieur s'intitule Laïcité et liberté religieuse (octobre 2011, La Documentation française). Il ne tient donc aucun compte des critiques émises. Cela vient du fait que la distinction établie est structurelle: on tend à faire du terme "laïcité" un synonyme de contrôle de la religion, ou du moins de certaines de ses manifestations dans la vie publique. Mais, pour rester dans un cadre démocratique, on cherche également à protéger les formes religieuses qui acceptent un certain contrôle de l'Etat. De là, le processus en cours de constitution dans chaque préfecture départementale d'un "Correspondant laïcité" et d'une "Commission départementale de la liberté religieuse" (circulaire du 21 avril 2011; le processus commence à être mis en place à partir de l'automne 2011).

Franciser la religion: quand le catholicisme bénéficiait d'un monopole de légitimité religieuse en France, on exaltait les "libertés de l'église gallicane" face à Rome. L'ultramontanisme romain paraissait obscurantiste, contrairement au catholicisme gallican. La Constitution civile du clergé, en 1790, poussa jusqu'au bout cette logique d'un "catholicisme éclairé" français. Au contraire, Jaurès, en 1905, affirma qu'il fallait rompre avec la logique de la Constitution civile du clergé et respecter la constitution propre de chaque Eglise. Ce fut fait avec l'article 4 de la loi, qui confirma "l'enterrement républicain de tout gallicanisme" (E. Poulat, Scruter la loi de 1905, Fayard, 2010, p. 259). Faire du catholicisme une ressource identitaire de la France (ses "racines"), d'une part, exiger un "islam de France", républicanisé, au lieu de seulement le soumettre au droit commun, de l'autre, reprend en fait cette tradition gallicane d'une nouvelle manière.

La "laïcité positive" et la "laïcité restrictive" de Nicolas Sarkozy peuvent paraître contradictoires. En fait, elles constituent les deux volets d'une politique religieuse à forte cohérence interne. Cette politique tourne le dos à la laïcité historique, celle de la loi de séparation de 1905, même si des références rituelles sont faites à cette loi de façon récurrente