Regards croisés de deux figures mythiques des lettres sur cinquante années d’histoire éditoriale et littéraire.

Mauriac, dans un bloc-notes particulièrement mordant a dépeint leur duo comme celui de l’“infatigable poisson-pilote” et du “galano le plus affamé de l’édition française”   . Cette correspondance nous plonge dans les petits papiers de deux figures centrales du monde de l’édition : Gaston Gallimard, fondateur légendaire des Éditions Gallimard et Jean Paulhan, secrétaire de la NRF, où il entre en 1920, et dont il devient le rédacteur en chef en 1925 à la mort de Jacques Rivière, puis le directeur, aux côtés de Marcel Arland, dès sa reparution en 1953, après la sombre parenthèse de la direction de Drieu La Rochelle.

C’est donc à la fois cinquante années de correspondance et cinquante années d’histoire éditoriale et littéraire qui nous sont données dans ce volume. C’est parfois dans les coulisses d’un vaste champ de bataille que le lecteur de ces lettres est invité à pénétrer. On est témoin du duel manqué avec Breton   , des piques assassines de Mauriac, des luttes fratricides avec Marcel Arland, lors des dernières années de la codirection de la revue. Coups de patte, coups de force, mais aussi vertigineux numéros d’équilibristes joués par nos épistoliers pour se concilier des écrivains aux tendances les plus diverses, et qui ont, il faut bien le dire, leurs humeurs.

À Claudel qui rechigne à l’idée de se voir publier aux côtés de Gide ou de Léautaud dans la NRF des années 1930, Paulhan propose d’adresser un tirage à part de ses articles, afin que ses amis qui le désirent puissent les lire sans lire la NRF. Il prie également Gallimard de lui assurer que lui-même n’est pas “pédéraste”   . Paulhan cherche à réconcilier Claudel avec la NRF, après sa rupture avec la revue en 1929 suite à la publication, dans la NRF de décembre 1928, d’un Dialogue de Léautaud qui l’avait scandalisé. Il écrivit alors à Gallimard une lettre où il l’accuse d’être “l’éditeur attitré de toute la voyouterie surréaliste” et de l’“équipe de pédérastes” recrutée par la NRF   .

Paulhan, qui s’amuse assez du surnom dont l’a affublé Mauriac pour signer plusieurs de ces lettres, “Poisson-pilote”, recommande à Gallimard certains manuscrits, lui fait part de ses enthousiasmes fulgurants pour certains jeunes auteurs, lui dresse régulièrement des tableaux du paysage littéraire et éditorial. “Je vous ai toujours considéré comme le collaborateur, le lecteur le plus efficace. C’est vous certainement qui avez découvert le plus grand nombre de jeunes écrivains” lui écrit Gallimard en 1944. Il y un style épistolaire Paulhan qui procède par juxtaposition, par à-coups, par succession de ruptures, escamotant volontiers les transitions au profit d’astérisque ou de listes, qui mêlent considérations liées à la NRF, conseils, requêtes, choses vues, et plus rarement, notations plus intimes. Une lettre reproduite voit ainsi les ajouts de l’épistolier se multiplier pour envahir les marges et les moindres interstices de la page.

Courant de 1919 à 1968 (l’année de la mort de Paulhan), la correspondance voit cependant ses différentes années inégalement représentées : les premiers échanges sont peu nombreux, et les lettres très courtes, plutôt fonctionnelles. C’est la mort de Jacques Rivière, puis et surtout la guerre, qui resserre les liens entre les deux épistoliers, et marque l’intensification des échanges. Le gros des lettres est échangé entre 1939 et 1953, l’immédiat après-guerre étant particulièrement représenté, mais cette concentration ne nuit pas, bien au contraire, à l’intérêt de la correspondance. Moment de grâce de leur tortueuse amitié”   , où les deux épistoliers s’échangent les déclarations les plus vives d’amitié : “Jamais je n’ai eu avec Gide ou Schlumberger, ou Copeau, ou même Jacques Rivière l’intimité que j’ai avec vous et Germaine” écrit Gallimard à Paulhan en 1944, la période correspond également à une métamorphose accélérée du champ littéraire. La guerre est une césure majeure dans les trajectoires individuelles comme dans l’histoire éditoriale. Gallimard fait face à l’épuration, et doit justifier l’abandon de la NRF aux mains de Drieu La Rochelle. Quant à Paulhan, engagé dans la Résistance puis adversaire résolu des “listes noires” d’écrivains compromis dressées par le CNE, sa figure s’est accusée, marquée   . Pour Gisèle Sapiro (La Guerre des écrivains), Paulhan s’insurge non pas contre le principe même d’une épuration, mais contre l’institutionnalisation de la dénonciation des écrivains par des écrivains : “Est-ce que je ne suis pas un peu trop marqué pour un directeur de revue” ? se demande-t-il dans une lettre de 1951, ajoutant qu’il servirait la NRF de manière bien plus efficace “dissimulé”.

Les nombreuses lettres échangées au début des années 1950 dressent également le tableau d’une époque aux enjeux passionnants, mettant en évidence les mutations qui touchent le monde de l’édition : l’éclosion de revues nées pendant la guerre, les débuts du marketing dans l’édition, la démocratisation de la culture (la guerre des condensés est par exemple évoquée   ) – suite à la publication chez Fayard de versions raccourcies de grands classiques de la littérature française, la polémique a secoué le monde littéraire de la fin des années 1940 et rares sont les défenseurs de ces condensés, mais Paulhan juge la querelle absurde, et la formule ingénieuse – la reconfiguration des rapports de force avec l’affaiblissement d’anciennes institutions prestigieuses (la NRF en partie discréditée par la direction Drieu La Rochelle) et l’apparition de nouvelles maisons d’édition. Les toutes jeunes Éditions de Minuit constituent ainsi une concurrence redoutable pour la maison Gallimard : “Nos auteurs se voient sollicités à droite à gauche” déplore Gallimard en 1948. “Enlever Ramuz à Grasset, retenir Audiberti qui lorgne du côté de Minuit, reprendre Dhôtel échappé chez Minuit”, autant de mots d’ordre de Gaston qui propose à Paulhan, pour occuper ses loisirs, le jeu suivant : “Dresser une liste de tous les écrivains parus ailleurs et qu’il serait souhaitable que nous ayons.”

Par son opiniâtreté, sa manière de subordonner tout le reste au but qu’il s’est fixé, Gallimard prend parfois des proportions balzaciennes. Prêt à accueillir Pierre Jean Jouve de retour de Suisse à sa descente d’avion pour le réconcilier avec la maison (celui-ci jugeait sévèrement l’attitude de Gallimard pendant la guerre), il confie à Paulhan : “Vous savez que je n’ai aucun amour-propre”   . Une lettre de 1950 constitue un des sommets de la correspondance : “[…] j’ai souvent honte de ce que par nécessité, je suis devenu et que je n’étais pas, un vulgaire marchand, qui depuis vingt ans lutte pour que dès qu’un écrivain a du succès, il n’aille pas chez un autre. Je vis dans cette obsession.” Autoportrait douloureux tracé par Gallimard d’une plume sans complaisance, mais non dépourvu de sens tactique puisqu’il poursuit ainsi : “Et si je n’étais pas devenu ce marchand que je déteste, si j’avais été moi-même, sans doute n’y aurait-il plus ici ni Gide, ni Valéry, ni Claudel, ni Malraux et sans doute pas non plus Jean Paulhan.” La lettre renvoie à une différence irréductible entre les deux hommes, et qui aura raison de leur amitié. Pour Gallimard, l’essentiel est d’équilibrer la part commerciale et la part spirituelle du métier. Comme le rappelle Laurence Brisset dans sa préface, la hantise de Paulhan c’est au contraire de voir les “soucis commerciaux supplanter le souci littéraire”.

La correspondance fournit également des éclairages précieux sur une amitié dont le lecteur suit toutes les fluctuations. Amitié n’était d’ailleurs pas un mot évident. Pierre Assouline, dans sa biographie de Gallimard, décrit une relation qui mêle “estime et incompréhension”. “Ils n’ont pas d’atomes crochus, sinon la littérature. Ils se considèrent mutuellement indispensables, sans aucun doute, mais Gallimard n’éprouve jamais avec lui la complicité qui le lie à Rivière, Larbaud, Fargue…”   . La correspondance apporte des éléments qui permettent à la fois d’infirmer et de conforter cette assertion. Il est certain que les lettres échangées sont avant tout professionnelles, utilitaires, confidences et déclarations intimes occupant une place nettement secondaire et le vouvoiement restant de rigueur. Cependant, les déclarations vibrantes d’amitié après la guerre poussent à nuancer le propos. Celles-ci pourraient n’être que poses rhétoriques, si elles n’étaient pas contrebalancées par les reproches et les plaintes des années 1950, qui montrent bien le caractère passionnel d’un échange où les enjeux professionnels et affectifs sont intimement liés. Il est troublant de lire un Paulhan âgé de plus de quatre-vingt ans écrire à Gallimard : “Il me semble – et c’est pénible – que votre maison ne m’aime plus, ou m’aime moins.” Et plus précisément encore, à Jeanne Gallimard : “Mais Gaston m’aime moins, ou plus du tout, et j’en suis malheureux.”

Les désaccords, présents dès les années 1930 de manière discrète, s’épanouiront lors de la reparution de la revue en 1953. C’est en effet en particulier sur la question de la NRF que leurs vues divergent, que leurs positions se creusent. Gallimard critique la tendance de la revue à l’hermétisme, son élitisme, ainsi que ces courtes notules du Bulletin où un livre peut être exécuté en quelques lignes : “Le Bulletin ne contient QUE des ‘pointes’ déplore ainsi Gallimard dans une lettre de 1937. Il n’est pas nécessaire vraiment qu’il ne serve qu’à augmenter mes difficultés : pourquoi esquinter les romans policiers que je publie ? C’est là une opération purement commerciale de la maison qu’il est inutile de démolir.” Pour Paulhan, il importe avant tout de conjurer l’écueil guettant toute revue qui prend de l’âge : son vieillissement, l’impression “monumentale et suffocante” que renverrait une NRF trop rangée. Celle-ci devrait trouver le point d’équilibre entre les auteurs reconnus, “de tout repos”, et les écrivains plus novateurs. Il insiste également sur la nécessité pour la revue de régulièrement pouvoir faire peau neuve. Dès 1935, alors que la revue est au faîte de son rayonnement, il explique à Gallimard que “la NRF est une entreprise qui a besoin d’être de temps en temps renouvelée”.

En 1952, il redoute que la NRF apparaisse, lors de sa reparution, comme une “revue arrivée – une revue un peu solennelle et embêtante.” Et dans plusieurs lettres, il souligne l’intérêt pour la NRF d’avoir, à sa gauche, une revue alliée, “plus avancée qu’elle dans le sens de la littérature pure”, qui permettrait d’“essayer” des auteurs trop novateurs, ou trop difficiles : ‘C’est ainsi une part du laboratoire d’essais de la NRF qui peut se déplacer.” Les nombreuses lettres échangées au début des années 1950 témoignent de l’attachement de Gallimard à la revue, et de sa volonté forcenée de la voir paraître à nouveau : “Au fond de mon cœur il n’y a plus qu’une ambition : faire reparaître la NRF”, écrit-il à Paulhan dès 1944. Ce sera chose faite en 1953. Dès lors, l’entre-deux-guerres constitue pour les deux épistoliers, et en particulier pour Jean Paulhan, un point de référence mythique dans l’histoire de la NRF, une époque où la revue jouissait d’un prestige sans égal. Plus particulièrement, Paulhan regrette une époque de plus grande autonomie face aux considérations commerciales et politiques. Il était alors possible d’éreinter dans la revue un Goncourt paru chez Gallimard, mais aussi de rassembler des écrivains des tendances les plus diverses. “Le temps est passé où l’on pouvait réunir dans une même revue Sartre, Malraux, Jouhandeau, Éluard (sans compter Claudel et Gide)” déplore-t-il après la guerre.

La confrontation des lettres des différentes époques montre aussi que cette nostalgie fait fi de certains détails : si les antagonismes des uns et des autres ont été exacerbés par les options prises pendant la guerre, certaines lettres nous rappellent que la réunion de Claudel et Gide dans les pages de la NRF des années 1930 n’avait rien d’évident, et avait donné du fil à retordre à Paulhan   . Et une lettre de 1932, où Paulhan énumère, pour répondre à certaines critiques, tous les jeunes auteurs dont la NRF peut se targuer, relativise l’image d’un vieillissement de la revue propre aux années 1950, en montrant que cette préoccupation était déjà au cœur de la politique éditoriale de Paulhan   .

L’intérêt de cette correspondance n’est pas de l’ordre du portrait psychologique, même s’il n’est pas indifférent d’avoir, par ce biais, quelques éclairages sur deux hommes qui ont en commun une certaine discrétion : goût du secret si souvent professé chez Paulhan, absence de journal ou de mémoire laissé par Gallimard. Elle vaut bien davantage par les aperçus qu’elle offre sur cinquante années d’activités éditoriales, mis en tension par la confrontation de positions souvent divergentes. Les lettres de ces épistoliers enragés sont d’ailleurs rarement isolées : elles se croisent, s’entrecroisent, forment des réseaux où différentes voix sont convoquées. L’appareil critique est attentif à faire résonner ces multiples échos, et cite volontiers les extraits d’autres lettres de la monumentale correspondance de Paulhan susceptibles d’éclairer celles regroupées dans ce volume. La correspondance est à la fois tableau d’un paysage littéraire d’une exceptionnelle richesse, galerie de personnages dont elle fait résonner les différentes voix, coulisses d’un champ de bataille où la diplomatie la plus feutrée se conjugue aux luttes les plus féroces.