La critique adressée aux intellectuels, accusés de vivre dans la sphère des idées et d’être par conséquent insensibles aux préoccupations du quotidien, est une rengaine bien connue. Un article publié récemment dans la Boston Review, vient pourtant déconstruire cette idée et réintègre, preuve à l’appui, la figure du philosophe dans la société.

Souhaitant " voir par [lui-même] si la philosophie avait ou non une pertinence en dehors du champ académique ", Carlos Fraenkel, professeur de philosophie à l’université McGill au Canada est parti à la rencontre d’élèves et de professeurs à Salvador de Bahia, au Brésil, et nous livre les détails de son expérience dans ce témoignage. En 2008, l’enseignement de la philosophie a été rendu obligatoire dans toutes les classes des lycées brésiliens par une loi votée au Parlement. Si cette mesure juridique a largement influencé le professeur dans le choix du Brésil comme terrain de son expérience, il est conscient de la valeur avant tout politique d’une telle loi   qu’il ne considère à aucun moment comme une quelconque reconnaissance de l’utilité publique de la philosophie.

Car Carlos Fraenkel ne perd jamais son regard critique. Il ne cesse ainsi d’être taraudé par la question de l’utilité d’un tel apprentissage, dans une société où les taux d’illettrisme sont si élevés   et dans laquelle les élèves vont à l’école davantage pour être nourris ou recevoir de l’argent de l’Etat   que pour apprendre. Et pourtant, son expérience va à l’encontre de ces fausses évidences. Assistant aux cours donnés par Alvira Ribeiro, professeur de lycée et de cours du soir dédiés aux adultes, il prend la mesure de l’importance de la philosophie dans la formation d’une conscience politique et citoyenne. Puis, maniant à son tour avec dextérité la maïeutique platonicienne, il arrive à sensibiliser les adolescents à des questions essentielles : peut-on faire de la Bible la source de toute loi morale si la croyance religieuse n’a pas empêché la traite des Noirs ? Que vaut la liberté si l’homme n’a pas les moyens de s’en saisir ? L’injustice est-elle le fruit de la nature ou de la société ? Des questions, surtout, qui parlent à ces enfants descendants d’une société esclavagiste, citoyens d’un pays qui possède un des coefficients de Gini les plus élevés de la planète   et où les élèves privilégiés des écoles privées considèrent pour la plupart que l’inégalité est une loi naturelle.

Loin de se réduire à de la pure érudition, l’apprentissage de la philosophie peut donc avoir un rôle dans la formation d’un esprit critique. Au professeur de créer une philosophie du quotidien, en faisant jouer les concepts fondamentaux des auteurs classiques avec la pratique de ses élèves. Tel est bien, comme aime à le rappeler Alvira Ribeiro, l’enseignement du mythe de la Caverne : l’ascension vers le ciel des idées n’épuise pas la destinée du philosophe, il doit ensuite redescendre dans la Caverne aider les autres hommes à se défaire de leurs chaines