Ou comment, voulant écrire sur le bruit, Pierre-Albert Castanet commet à son tour un texte bruyant, c'est-à-dire inintelligible.
Très longtemps, le bruit fut un impensé de la théorie musicale, une catégorie négative par laquelle on désignait ce qui ne recoupait pas la définition du "son musical" proprement dit, le son à hauteur déterminée produit par un instrument reconnu comme "de musique". Il est clairement établi que l’art musical du XXe siècle, depuis les expérimentations futuristes de Luigi Russolo dans les années 1910 jusqu’à la noise music des années 1990, a quelque peu bouleversé ce "partage du sensible" (Rancière), introduisant le bruit dans le champ plus vaste des "sons", et par conséquent le redéfinissant. Mais par-delà ce travail de redéfinition, la notion de bruit garde, précisément par son origine non-musicale et son lien constitutif avec le domaine du quotidien, l’une de ses valeurs sémantiques principales, celle de la nuisance (la "noise"), de la nocivité ou de la violence. Le bruit peut alors être saisi, d’un point de vue sociologique, comme la marque d’un désordre essentiel, le désordre par lequel se manifeste ce collectif amorphe que l’on a coutume de nommer peuple. La musique populaire, dont on connaît le formidable essor au cours du XXe siècle, notamment grâce aux technologies de reproduction, n’est donc peut-être pas pour rien dans la progressive expansion du bruit, non seulement dans le champ de l’art, mais plus généralement dans notre environnement sonore tout entier.Envisager le bruit non tant dans ses qualités intrinsèques d'objet sonore – question sur laquelle tout ou presque a été dit, avec une rigueur exemplaire, par Pierre Schaeffer puis Michel Chion –, mais comme la force par laquelle le social (voire le sociétal) provoque son entrée dans la sphère musicale, et comme le lieu d’une rencontre et/ou d’un affrontement entre tradition savante et musique populaire, telle est, sur le papier, la passionnante ambition du texte de Pierre-Albert Castanet, Tout est bruit pour qui a peur, écrit en 1998 et réédité aujourd’hui chez Michel de Maule. Malheureusement, les 400 pénibles pages de cet ouvrage indigeste aux confins de l’illisible ne s’apparentent pas tant à un travail de "New musicology politique", comme le suggère l’intéressante préface de Hugues Dufourt, qu’à un ramassis chaotique de références culturelles dont ne parvient à se dégager aucun propos cohérent. Par ce qui semble être une contamination fâcheuse du fond sur la forme – comme si le fait de parler du bruit, cette force au caractère indomptable à laquelle on ne résiste pas, légitimait une telle absence de rigueur –, le livre de Castanet est véritablement un livre bruyant, un étrange copié-collé où se côtoient indifféremment d’un paragraphe à l’autre (parfois dans la même phrase) analyses intelligentes, tartes à la crème sur portes ouvertes, abscondités jargonneuses et désarmantes digressions. Certes, l’auteur semble prendre un très louable plaisir à cataloguer, à répertorier les occurrences d’un motif, d’une thématique ou d’un geste musical de la façon la plus exhaustive possible (admirable tableau de six pages sur l’élément aquatique dans la musique, par exemple). Mais la surprésence de ce genre de liste qui vire rapidement au name-dropping et au tic d’écriture (lisible à la simple consultation du livre) et dont on ne saisit pas toujours le lien avec le propos général, trahit l’ambition inavouée du texte même : valoir comme prétexte à un simple déballage d’érudition – érudition dont on peut par ailleurs douter de la solidité : on trouve ci et là des fautes d’orthographe sur les noms propres et aucune indication de pagination sur les citations textuelles.
Dès lors que cette érudition fait défaut, le texte tout entier s’effondre comme un château de cartes, se révélant dans toutes ses concessions au pré-pensé d’une certaine vulgate socio-musicologique. Plus directement sociologiques – comme si la musique savante échappait par décret tacite à une telle approche –, les pages consacrées à la pop music ne se contentent pas seulement d’établir des généralités hâtives sur le lien rebattu entre bruit et expression juvénile, à partir d’un panorama historique pour le moins approximatif. Elles sont surtout baignées d’une certaine idéologie fin-de-siècle toujours prompte à déceler de la crise, du chaos et de la négativité dans chaque manifestation artistique, mais jamais apte, tant la posture du médecin-diagnostiqueur de la civilisation lui est confortable, à saisir ses objets autrement que comme des symptômes immédiats de ce supposé mal ou malaise, et à leur rendre justice dans leurs singularités propres.
Une "suite" de ce livre est annoncée sous le titre Quand le son cherche noise, toujours aux éditions Michel de Maule. On est en droit d’espérer que l’auteur y prenne davantage la peine de penser, en renonçant notamment à la chimère du recensement exhaustif.
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