Ces Actes d’un colloque sur la physique de Descartes remobilisent ce classique de la philosophie que sont les Principia philosophiae, à destination des étudiants et des historiens/philosophes des sciences.
En 1644, René Descartes (1596-1650) publie, de son vivant et en édition latine, chez Elzevier (Amsterdam), les Principia Philosophiae (Les Principes de la philosophie), ouvrage traduit 3 ans plus tard en langue française. De cet ouvrage dédié à la Princesse Elisabeth de Bohême, la plupart connaissent la Lettre-Préface, ou la première partie consacrée aux fondements métaphysiques de sa philosophie. Or, cet ouvrage compte de nombreux autres traits qui requièrent une lecture assidue et des compétences en physique (soit des compétences historiques concernant la physique de l’époque, soit des compétences générales pour suivre les considérations d’astronomie ou de mathématiques).
Tout d’abord, l’ouvrage de Descartes a une visée pédagogique, adoptant dans cette optique le style des manuels scolastiques. L’auteur pense assurer grâce à lui la transmission et la vulgarisation de sa philosophie. D’autre part, il y a adopte un autre style de développement que celui des livres déjà publiés : un ordre des matières et non un ordre des raisons. Enfin, l’ouvrage se concentre sur la rigueur démonstrative dont la philosophie de Descartes a alors besoin pour se déployer complètement. Il est composé de 4 parties, chacune vouée à l’exposition d’une série enchaînée de problèmes. La première s’intéresse aux principes de la connaissance humaine, la deuxième aux principes des choses matérielles, la troisième à l’explication de "tous les phénomènes", et la quatrième à la Terre, ce monde visible décrit comme une machine en laquelle il n’y a à considérer que les figures et les mouvements de ses parties.
L’ouvrage de Descartes, en dehors de l’histoire de sa conception et édition, a aussi une histoire liée aux types de lecture qui en est fait (celle de Pascal n’étant pas la moindre). Nous n’y insistons pas, sinon pour rappeler qu’un certain réveil de ce texte a été accompli dans les années 1960 autour des travaux d’Yvon Belaval (Leibniz, critique de Descartes, Paris, Gallimard). Il a trouvé son prolongement dans d’autres travaux récents, ceux de Jean Seidengart, par exemple.
Sans aucun doute, mieux vaut maîtriser ces éléments pour comprendre l’intérêt de l’ouvrage contemporain ici présenté, qui a vocation à être fréquenté plutôt par des spécialistes (soit de Descartes, soit d’épistémologie historique, soit de physique et de l’histoire des enjeux de la conceptualisation en physique) ou des étudiants. Il est le résultat d’un colloque consacré aux Principia philosophiae de Descartes (31 mars 2008, à Rouen). Ce colloque a réuni des spécialistes de ces questions (Olivia Chevalier-Chandeigne, Philippe Dreux, Chantal Jaquet, Kim Sang Ong-Van-Cung, Jean Seidengart, Anne Staquet), sous la direction de Jean-Pierre Cléro et Emmanuel Faye. Un décision préside au déroulement du colloque : il ne s’agit pas de reprendre le commentaire de la totalité de l’ouvrage, mais de se consacrer à l’astronomie cartésienne, trop souvent délaissée au profit de la seule physique du mouvement exposée dans la deuxième partie des Principia. Dans cette troisième partie, Descartes contourne la censure de Galilée, imposée en 1633 par le Saint-Office, mais simultanément, il diffuse nombre de concepts et de traits de sa philosophie que ce volume prend en main.
Chaque auteur s’attaque à un point particulièrement sensible du texte. Qu’il s’agisse de la définition de la pensée et de la conscience dans les Principia, de la question des notions et des choses, des principes d’une union "libre" entre l’esprit et le corps, de la perspective ouverte par la notion d’erreur, du principe d’inertie, de la connaissance du Monde, ou de la lecture même de l’ouvrage, les auteurs non seulement travaillent à nous donner le goût de retourner au texte, mais encore contribuent à relancer des recherches autour de la philosophie de Descartes.
Commencer la lecture de cet ouvrage par le chapitre 7 revient à se donner des critères de lecture dont on pourrait avoir besoin pour entendre ce que Descartes veut nous faire lire. Anne Staquet s’arrête sur l’idée proposée par l’auteur : lire cet ouvrage comme un roman. Autrement dit, ne pas se focaliser d’emblée sur les difficultés. Encore ne s’agit-il pas de le lire comme une fable (c’est la version du Discours de la méthode). Au passage, elle remarque que ce conseil est donné aux lecteurs francophones, et non aux lecteurs de l’édition latine. Aussi montre-t-elle qu’il y a lieu, selon Descartes, de ne pas rebuter ce type de lecteur, peu aguerri aux usages scolastiques. L’ouvrage de Descartes a effectivement été conçu comme un texte devant servir dans les écoles et être commenté par les professeurs. Mais Anne Staquet va un peu plus loin en se demandant si finalement, il ne faut pas soupçonner que ce serait précisément en raison de son caractère apparemment scolastique que Descartes insiste pour que les lecteurs le lisent sur le mode du roman. Ainsi l’auteur aurait-il situé son texte dans un tout autre genre, et par conséquent suscité un pacte fictionnel qui obligerait le lecteur à accepter de jouer le jeu proposé par l’auteur, sous les conditions du procès fait à Galilée. La comparaison entreprise avec des romans, permet un développement particulièrement fructueux.
Cet aspect du texte est repris par Jean-pierre Cléro, dans un chapitre consacré à la fiction chez Descartes. Le point de départ est de même type que le précédent. Dans la version latine, Descartes n’utilise pas le mot fiction, alors qu’il est présent dans la traduction française. Ce terme éclaire le fonctionnement de la partie des Principia analysée ici. L’auteur tente de préciser le statut des fictions dans le travail scientifique. Il regarde par conséquent cette fable géométrique du monde avec l’œil de l’épistémologue qui interroge alors le statut des lois dans la physique de Descartes, par différence avec celle de Newton.
L’ouvrage fourmille d’analyses intéressantes. Nous ne pouvons en rendre compte point par point. L’étude sur l’erreur chez Descartes et Spinoza (Chantal Jaquet), si elle demeure classique, inspirera largement les étudiants. Le travail de Olivia Chevalier-Chandeigne sur le principe d’inertie remet en selle une perspective de lecture souvent oubliée : ce principe d’inertie permet d’établir un lien entre la physique et la métaphysique de Descartes. De même que le métaphysicien a besoin de Dieu pour garantir le critère de la certitude dans la durée, que le géomètre y a nécessairement recours aussi, afin que demain l’on soit toujours certain de nos théories, de même l’univers a besoin de Dieu pour continuer d’être et ne pas se réduire un espace homogène duquel le mouvement différenciateur et individuant aurait disparu.
Il nous reste alors à remarquer que ce volume reprend une discussion fort importante, notamment depuis les travaux d’Etienne Balibar sur l’émergence de la notion de conscience, à partir de l’ouvrage de John Locke (Essai philosophique concernant l’entendement humain). Emmanuel Faye maintient la pression autour de cette question qui ne s’énonce par autrement qu’ainsi : Descartes est-il l’inventeur de la conscience moderne ? Evidemment selon la lecture et le mode d’approche de l’importance de la notion, la conclusion diffère. Au demeurant, le débat ne porte pas sur la conscience morale, mais sur la conscience au sens cogitatif du terme. Le lecteur conclura de sa lecture ce qui lui semblera le meilleur.
Enfin, ce volume actualise largement son propos, en soulignant à de nombreux égards que la lecture de Descartes imposée durant la modernité, notamment depuis Heidegger, pouvait être remise en question. Se trouve visée ici l’idée selon laquelle l’homme cartésien serait devenu la mesure de toutes choses par sa raison calculatrice, dominant alors la nature à partir de la représentation qu’il s’en fait. La philosophie de Descartes, comme on le sait, est alors recouverte de l’image d’un homme faustien mettant en coupe réglée tout ce qui tombe sous sa main, grâce aux techniques