Un ouvrage sur l’histoire de la science économique au XVIIIe siècle éclairant l’une des formes dominantes du discours politique

Comment une science aussi éminemment politique que l’économie a-t-elle pu être présentée comme neutre ? Quels sont les ressorts de cette fiction ayant contribué à renforcer la puissance sociale et politique du discours économique ? Afin d’y répondre, L’économiste, la cour et la patrie part d’une enquête sur l’histoire de la science économique au XVIIIe siècle et la naissance du libéralisme pour mettre à jour les présupposés politiques des concepts et théories de l’économie dite scientifique, en particulier de l’utopie – qui n’en a pas moins eu des effets historiques - d’un marché autorégulateur, pur, désencastré par rapport au politique et à la société. Issu d’une thèse de science politique riche et fouillée, il interroge la genèse d’un savoir devenu le langage dominant de la vie publique et se propose d’en révéler l’axiologie sous-jacente.

Le XVIIIe siècle constitue à cet égard une période déterminante ; marqué par le succès de publications économiques inflationnistes, il se présente comme le siècle de l’"invention de l’économie", pour reprendre la formule de Catherine Larrère. Quelles sont les raisons et les conséquences d’un tel succès ? Comment caractériser cette production éditoriale ? Autant de questions auxquelles cet ouvrage apporte des éléments de réponse. Orientant le regard sur quelques auteurs dominants et leurs cercles, il souligne, tout d’abord, l’apport de Vincent de Gournay, qui promeut une "science du commerce" et le rôle du négociant, avant de présenter l’œuvre de François Quesnay et de sa "secte" de physiocrates, notamment la mise en avant du propriétaire agraire. Enfin, il élargit la focale afin de repérer "les rapports entre théoriciens, espace mondain et arène politique" (p. 265).
La première partie éclaire donc l’émergence d’une science économique pouvant être appréhendée comme « une science d’Etat retrempée dans des savoirs négociants » (p. 144). Après avoir retracé l’éclosion d’un "genre intellectuel" sous la monarchie absolutiste, l’auteur analyse le "coup de force symbolique" réalisé par la science du commerce et son réseau. Gournay opère en effet un renversement de l’économie de police, alors promue au sein de l’Etat, en particulier via le Bureau du commerce qui avait permis aux représentants de la France industrieuse et négociante de faire leur entrée dans l’administration. La cohérence du réseau de Gournay repose sur la revalorisation du statut des commerçants, la diminution du taux d’intérêt afin de réorienter le capital vers des activités productives (agriculture, manufacture, commerce) au détriment de la finance et des rentiers, la critique des monopoles et des corporations et un projet d’abolition des privilèges accordés aux communautés de marchands. Le groupe met en exergue les bienfaits de la libre concurrence en termes d’allocation optimale des ressources. L’évolution de la culture politique sur la place du commerce et du luxe a contribué à la réussite de ce "coup de force" dans une société de statut et un Etat absolutiste patrimonial devenus réceptifs au motif de la liberté. L’auteur rappelle combien cette "invention de l’humanisme commercial" bénéficie d’un contexte d’anglomanie et d’importants transferts culturels d’outre-Manche.

La physiocratie fait l’objet d’une deuxième partie. Attaque articulée contre une science du commerce présentée comme engluée dans les enjeux et conflits politiques du moment, elle revendique son statut surplombant et englobant de "science morale et politique". L’auteur retrace la dynamique ayant rendue possible cette innovation théorique de la France d’ancien régime : le rôle de François Quesnay, médecin en fin de carrière recommandé auprès de la marquise de Pompadour, qui devient médecin du roi ; sa collaboration avec le marquis de Mirabeau, écrivain politique renommé depuis son best-seller L’Ami des hommes, satisfaisant les ambitions politiques de l’un, le souci d’élargir son audience de l’autre ; la forte division du travail au sein du collectif physiocratique (prestigieux soutiens étrangers ou grands commis de l’Etat et proches collaborateurs de Quesnay et Mirabeau auxquels ces derniers vont de plus en plus déléguer). Relatant les tentatives d’institutionnalisation d’une théorie économique autonome, par des entreprises collectives telles les Ephémérides du citoyen, l’ouvrage éclaire également les particularités de cette théorie sociale et politique, notamment la promotion d’un despotisme légal. Car, située dans la tradition monarchique française, la physiocratie développe une voie agricole de développement capitaliste, avec pour objectif la mise en place d’un nouvel ordre politique issu des structures institutionnelles et sociales de la monarchie.

La dernière partie oriente davantage le regard sur la diffusion et la réception de ces thèses économistes. L’engagement physiocratique pour l’anoblissement du fermier bénéficie du succès de l’agronomie et de l’histoire naturelle, ainsi que du préromantisme agraire de la fin du XVIIIe siècle. Salons et académies permettent par ailleurs une plus grande liberté de parole, l’hybridation entre noblesse et bourgeoisie d’ancien régime, l’affirmation d’une nouvelle sociabilité intellectuelle. Enfin, la libéralisation économique est perçue comme une technologie prometteuse par la monarchie. Les recompositions ministérielles des années 1760 et la réorientation de la politique économique du royaume créent une demande étatique favorable aux économistes des Lumières ; ces derniers apportent innovation et caution scientifique tout en permettant d’écarter les formes de contestation les plus dangereuses comme le républicanisme ou la réaction féodale. Si l’opposition à la physiocratie de penseurs républicains et de défenseurs de la finance est politique, plusieurs rivales prennent aussi la physiocratie pour cible au cours de cette décennie dans le cadre de controverses scientifiques sur le commerce des grains et sur le libéralisme. Mais le parti philosophique investit les institutions monarchiques. La promotion gouvernementale d’un homme des Lumières, Turgot, consacre la physiocratie et l’économie. Suivant, sur le sujet, les analyses de Charles C. Gillispie et d’Eric Brian, l’ouvrage insiste sur l’importance de ce ministère qui, faisant communier préoccupations des géomètres et des administrateurs, atteste une "politique de la science" et un souci de rationalisation de l’action étatique dans un contexte marqué par une forte institutionnalisation des relations entre science et Etat. Si le départ de Turgot marque l’échec de son projet et l’essoufflement d’une entreprise de construction de l’Etat par la fiscalité, la promotion de son adversaire Necker, confirme paradoxalement le statut de science de gouvernement de l’économie…

Jamais totalement science dominante du jeu politique, l’économie politique aspire dès l’origine à "faire science". Cet ouvrage dense et foisonnant en retrace la genèse tout en montrant combien l’ancien régime fournit des indices précieux sur son impensé politique. Aspirant à une neutralité particulièrement utile aux gouvernants, ce savoir promeut la liberté comme technologie politique et une refonte de l’ordre politique par une remise en cause de la société de cour et des privilèges, i.e. une dé-patrimonialisation des fonctions politiques et administratives. L’ouvrage défend, dans la continuité des analyses de Michel Foucault, la thèse selon laquelle "le libéralisme, c’est l’Etat", qu’il contribue à inscrire dans le mouvement des Lumières et à rationaliser en le déchargeant de nombreuses tâches, en promouvant la liberté comme procédé de gouvernement, tout en renforçant son autorité et en apportant des solutions à son principal problème, fiscal et financier. L’ouvrage contribue ainsi, de manière salutaire, à battre en brèche certaines idées reçues concernant un libéralisme présenté comme ancré dans la culture anglo-saxonne et synonyme de laisser-faire et d’individualisme…