*Samuel Ghiles-Meilhac est enseignant à l'IEP de Lille et de Paris. Il est l'auteur de : Le CRIF. De la Résistance juive à la tentation du lobby (Paris, Robert Laffont, 2011)

 

Nonfiction. fr - Comment justifiez-vous la reconnaissance quasi unanime qui entoure le dîner CRIF dans la majorité de la classe politique ?


Samuel Ghiles-Meilhac - Justifier ou expliquer ? Mon rôle est de comprendre ce qui se joue et non de porter un jugement favorable ou négatif sur un phénomène. Si l’on revient à 1985, quand Théo Klein propose à Laurent Fabius de participer à un dîner, il souhaite mettre en place une rencontre publique entre les institutions juives, organisées au sein du CRIF, et le pouvoir politique. La première édition du dîner rassemble une cinquantaine de personnes dans un salon du Sénat. Qu'est ce qui explique qu'au fil des années, cette rencontre devenue un rituel, rassemble un public toujours plus large, du ministre du logement à l'ambassadeur de Tunisie en passant par le représentant de la conférence des évêques de France ?

Le CRIF se constitue dans la clandestinité à la fin de l'année 1943. Sans cet élément de contexte historique il n'est pas possible de comprendre l'engouement politique pour ce dîner depuis les années 1990. La Shoah joue un rôle important dans le discours politique européen aujourd'hui. Nicole Lapierre la définit comme un "cadre référentiel" en France. C'est autour de la mémoire des Juifs disparus, qui en France, va avec la culpabilité liée aux autorités de Vichy et la reconnaissance du rôle joué par les Justes, que se rassemblent les personnalités politiques se rendant au CRIF, là où Alain Juppé a annoncé en 1997 la mise en place de la mission d’étude sur la spoliation des Juifs en France. Cela explique, par exemple, la présence du président de la SNCF. On peut aussi y voir le sens de la présence de membres de l'Église catholique comme de l'ambassadeur de Pologne. Comme l'écrit Tony Judt dans Après Guerre   , l'Europe s'est aussi réconciliée depuis vingt ans autour d'une mémoire commune : celle du génocide contre les Juifs.

La dimension internationale tient aussi au rôle historique de la France au Moyen-Orient. Viennent donc, au gré du processus de paix israélo-arabe, des ambassadeurs de pays arabes qui voient dans ce rassemblement organisé par une organisation juive, un accès symbolique à Israël. En 1999 l'ambassadeur d'Algérie s'y rend dans le cadre d'un rapprochement qui s'esquisse avec l'État hébreu. On voit que c'est une occasion investie par des enjeux très différents et que des acteurs politiques très différents peuvent s'y rendre avec des objectifs qui ne se rencontrent pas forcément.

Enfin, il faut relativiser cette image qui fait du dîner un lieu de consensus permanent où se rendrait tout le personnel politique. Le Front national n'y a jamais été invité Les Verts et les Communistes n'y sont plus conviés depuis trois ans. Enfin, on oublie que sous la cohabitation de 1997 à 2002, certains ténors de la droite, comme Philippe Seguin, pratiquent la politique de la chaise vide en estimant alors que le premier Ministre socialiste utilise le dîner comme une tribune partisane.

Nonfiction - Dans quelle mesure le CRIF est-il devenu le lobby d’une communauté dans un pays républicain comme le nôtre ?


Samuel Ghiles-Meilhac -  Le CRIF mène des actions qui sont celles d'un groupe d'intérêt. Là encore, il faut réfléchir aux représentations que l'on met derrière les mots : si lobby implique une toute puissance politique et financière, alors cet usage du terme empêche toute réflexion. Je consacre un chapitre entier à la question des moyens financiers et matériels du CRIF (bien peu de chose en réalité) et de son éventuelle influence politique qui est aléatoire. Un exemple récent qui montre que la comparaison avec le lobby américain AIPAC ( American Israel Political Affairs Committee ). Les institutions juives ont constaté lors impuissance lorsque la France vote en faveur de l’adhésion de la Palestine à l’Unesco. La force symbolique du CRIF tient dans le fait que, pour une majorité du personnel politique comme de la presse, son président est perçu comme l'interlocuteur juif et l’incarnation d’un chapitre fondamental de l’histoire nationale.


Nonfiction. fr -  Comment qualifier l’influence du dîner du CRIF dans la politique intérieure de la France ?


Samuel Ghiles-Meilhac - Si le pouvoir politique, le premier Ministre, le Président de la République depuis 2008 et des membres du gouvernement et de l'opposition s'y rendent, c'est bien qu'ils pensent y avoir un intérêt. Le dîner, qui revêt aussi les fonctions d’un rendez-vous mondain où des échanges politiques informels peuvent se dérouler, est aussi devenu une tribune permettant de s'exprimer sur des enjeux politiques forts, même quand ils ne concernent pas directement les Juifs. Ainsi, en 2000, c'est au dîner du CRIF que Lionel Jospin parle d'un nécessaire "devoir de vérité " sur la guerre d'Algérie. En 2008, Nicolas Sarkozy y développe son concept de "laïcité positive ". Pour le CRIF, le diner offre une occasion unique de diffuser un discours politique, notamment pour exprimer un soutien politique à Israël.


Nonfiction. fr - Que peut-on attendre de la présence du candidat-président de la République au dîner du CRIF ce mercredi 8 février ?


Samuel Ghiles-Meilhac -  De 1985 à 2007, le premier Ministre y prononçait un discours. Nicolas Sarkozy a bénéficié, au début de son mandat, d'une très forte popularité dans la communauté juive organisée. Il est alors perçu comme plus proche d'Israël que Jacques Chirac et ayant déployé une grande énergie à lutter contre l'antisémitisme quand la gauche a eu des difficultés à convaincre sur ce thème aux débuts des années 2000. Le CRIF décide d’en faire son invité à partir de 2008 et le dîner prend une autre dimension. A quelques semaines de l'élection présidentielle, ce dispositif est maintenu, cela malgré des débats en interne. Alors pourquoi est-ce qu'une si imposante délégation de cette organisation est allée voir le candidat socialiste François Hollande ? Ce n'est pas qu'une visite de courtoisie. L'histoire des relations entre les communautés juives et le pouvoir se résume à une question : est-ce que celui ou celle qui est ou sera au pouvoir peut protéger les Juifs ? Ce rapport à l'État est fondamental pour un groupe minoritaire. En allant voir François Hollande, les membres du CRIF, qui lisent les sondages comme tout le monde, ne veulent pas insulter l'avenir et certains sont bien conscients qu’ils sont apparus ces dernières années comme des soutiens réguliers du président de la République