Un ouvrage très riche sur le rôle de la musique dans l'oeuvre du peintre Maurice Denis. 

Spécialisée dans l’étude des liens entre les arts plastiques et la musique, Delphine Grivel nous offre un ouvrage très réussi sur l’importance de la musique chez le peintre Maurice Denis (1870-1943). Le célèbre auteur de l’Histoire de la musique qui décore depuis 1912 la coupole du théâtre des Champs Elysées n’a pas seulement été un illustrateur du fait musical mais s’est toute sa vie immergé dans la société musicale de son temps. Maurice Denis est tout d’abord lié à la famille d’Albert Alain (1880-1971), professeur de piano des filles Denis, ancien élève de Gabriel Fauré et surtout organiste de Saint-Germain-en-Laye où réside le peintre. Père du compositeur Jehan Alain (1911-1940) et de la célèbre organiste Marie-Claire Alain (née en 1926), ce musicien constitue l’une des "portes d’entrée" du peintre dans l’univers de la musique. Comme nombre de ses confrères du mouvement nabi, Maurice Denis se lie intimement avec le milieu musical. Fervent catholique, membre jusqu’en 1927 de l’Action française (sans tomber dans ses travers antisémites, nous dit-on), Denis se lie à l’école franckiste notamment incarnée par Vincent d’Indy à la tête de la Schola cantorum dont il suit les répétitions et les concerts. Dès les années 1890, il fréquente les salons parisiens (dont celui d’Henry Lerolle), ces rampes d’accès au monde des célébrités. Il y côtoie Gide, Mallarmé, Odilon Redon (excellent violoniste) et Ernest Chausson (grand amateur d’art). Il y croise les divers représentants de l’avant-garde dont Debussy et Paul Dukas ainsi que de nombreux critiques parmi lesquels Paul Poujaud ou encore Jacques Roucher. Denis assiste à des auditions musicales conduites par Alfred Cortot, Eugène Ysaÿe, où il fait la connaissance de Blanche Selva. Il se rend régulièrement aux Concerts Lamoureux où retentit notamment la musique de Wagner, fréquente l’Opéra Garnier et l’Opéra-Comique. Le peintre apprécie enfin la musique populaire et traditionnelle. Son goût pour le régionalisme le pousse à apprécier les musiques entendues lors de ses voyages, notamment en Bretagne mais aussi en Italie et en Russie où il se rend en 1909 (occasion d’y découvrir la liturgie orthodoxe). L’intérêt qu’il porte à la religion et à la musique liturgique détermine toute sa production picturale, empreinte de mystère et de religiosité. Sa participation au Cénacle des franciscaines de Saint-Germain-en-Laye atteste de son goût pour la musique religieuse ancienne, de style grégorien quand bien même il voit dans la musique d’Honegger une inspiration sacrée qui le séduit tout autant.

Si la musique séduit Denis (grand admirateur de Mozart et de Debussy), celui-ci séduit à son tour de nombreux musiciens qui, à l’instar d’Ernest Chausson lui passent commande de décorations destinées à leur propre habitation. D’Indy, comme bien d’autres musiciens, commande des ouvrages illustrés par le peintre mélomane. La musique encadre la vie du peintre. Même s’il ne joue pas lui-même d’un instrument, Denis s’entoure de pianos, organise des réunions musicales réservées à un cercle restreint et épouse en secondes noces une élève de la Schola cantorum, Elisabeth Graterolle. Maurice Emmanuel et Emile Jacques-Dalcroze figurent dans son cercle d’amitiés.

Le plan suivi par Delphine Grivel mêle l’exposé biographique qui reconstitue le réseau familial, amical, social et professionnel tissé par Maurice Denis et l’approche thématique. Elle alterne un récit chronologique des "épisodes de la vie d’un artiste", analyse la place qu’occupe telle ou telle forme de musique dans l’œuvre du "nabi aux belles icônes" et consacre quelques chapitres aux œuvres les plus emblématiques, celles qui ont notamment suscité une collaboration (pour La Légende de saint Christophe de d’Indy). La rencontre de ce dernier avec le sujet musical remonte à 1889. La musique va dès lors inspirer Denis pendant un demi-siècle, lui qui lui consacre au total quarante tableaux, vingt décorations monumentales, cinquante lithographies et divers décors. Delphine Grivel insiste sur le fait que la production de Denis séduit autant les spécialistes que le grand public, que la musique soit ou pas le thème principal de la figuration, qu’elle prenne ou pas une forme symbolique. Denis s’inspire des titres de Schumann, de Schubert, de Mendelssohn. Il peint nombre d’instruments plus ou moins traditionnels et collabore régulièrement avec l’édition musicale, comme en atteste son travail pour La Demoiselle élue de Claude Debussy (1888 et 1893). Admirateur des ballets russes, Denis est le témoin admiratif des nouvelles formes de chorégraphie qui fleurissent à la veille de la Première Guerre mondiale. Il réalise des dessins inspirés par Isadora Duncan et devient l’ami de la danseuse russe Natacha Trouhanova. C’est pour le théâtre des Champs-Elysées que Denis réalise son œuvre profane la plus monumentale, l’Histoire de la musique, sans doute sous l’influence des idées de Vincent d’Indy (exposées dans son Cours de composition musicale) et des théories positivistes d’Herbert Spencer.

Delphine Grivel prend grand soin de nous expliquer que le rapport de Denis à la musique ne se réduit pas à la réalisation de peintures, de dessins, et qu’il se prolonge par une réflexion théorique riche de deux cents publications réunies dans plusieurs ouvrages. Denis fixe à la musique une identité propre, différente de celle des autres formes d’art ; Il magnifie le chant grégorien perçu comme l’idéal même de la musique religieuse. Il voit dans la peinture une dimension musicale (qu’il repère dans La Joconde) et fait correspondre les lignes et les couleurs perceptibles dans la musique et dans la peinture. Cette fusion des deux genres artistiques est source d’émotions et d’interrogations sur la nature de l’art, sur son pouvoir et sa richesse à exprimer les sentiments. Le milieu musical accorde toute son estime aux idées de Denis comme en attestent les avis de d’Indy, Maurice Emmanuel ou René de Castéra, particulièrement enthousiaste. Le regard et le geste de Maurice Denis interrogent bien après lui si l’on en croit l’intérêt que lui portent Olivier Messiaen et Antoine Tisné.

Les vertus de l’ouvrage de Delphine Grivel sont multiples. Son livre permet de mieux reconsidérer la place et l’importance de Maurice Denis au sein de l’histoire de la peinture du temps de la Troisième République et de ne pas réduire son importance à la décoration du théâtre des Champs-Elysées, cette "Sixtine" du peintre-décorateur. La centaine d’illustrations (sans compter les photographies), pour la plupart en couleurs, délivre le regard avisé du peintre sur le phénomène musical dont on découvre les ambiances, les acteurs et les instruments. La reconstitution du contexte musical français des années 1890 aux années 1930 met en scène les multiples acteurs qui évoluent dans cette sphère artistique riche de personnalités majeures ou secondaires. La valeur heuristique de l’étude de Delphine Grivel conforte cette opinion de plus en plus partagée selon laquelle l’histoire de la musique s’écrit en concomitance avec celle des autres disciplines où s’exprime une intention esthétique selon un langage propre. L’analyse des liens entre Denis et la musique met à jour toute une histoire esthétique, sociale et culturelle qui s’appuie, non pas sur des conjectures ultra interprétatives, mais sur une intention assumée par l’artiste lui-même d’ancrer son inspiration dans la musique et à son tour d’en inspirer de nombreuses pages. La dimension synesthésique de la réflexion et du travail pictural de Maurice Denis se prête aujourd’hui à une analyse qui doit embrasser plusieurs champs disciplinaires. Delphine Grivel maîtrise cet exercice et nous livre un ouvrage passionnant, accessible et qui fournit des outils rigoureux tels que deux index, une bibliographie et un tableau synoptique des peintures en lien avec la musique