Midi. Mohamed El-Baradei, figure majeure de l’opposition libérale, achève sa prière à la mosquée Al-Itsiqma, située à Giza, ville tentaculaire séparée du Caire par le Nil. A sa sortie, quelques gouttes perlent sur son front aussi dégarni que sa moustache est fournie. Cet ancien haut fonctionnaire international, peu coutumier des bains de foules, se dresse face à une forêt de drapeaux rouge, blanc et noir. En ce 25 janvier 2012, un an jour pour jour après les premiers soulèvements qui ont destitué Moubarak, ces hommes et ces femmes, jeunes pour la plupart, vont marcher jusqu’à la place Tahrir, lieu et symbole de la révolution égyptienne.

Selon ces manifestants, artisans de la chute du pharaon, le bilan de cette année de transition démocratique confiée au Conseil Supérieur des Forces Armées (CSFA) est affligeant. Dans un souffle, Hussein Hassan, membre du mouvement de jeunes du 6 avril, parvient à dénoncer la répression, les tortures, les atteintes à la liberté d’expression et l’alliance conclue entre les militaires au pouvoir et les Frères Musulmans   , pour protéger leurs intérêts respectifs. Et finalement, il s’indigne qu’aux objectifs démocratiques de la révolution aient répondu l’arbitraire du CSFA, dirigé par le Maréchal Hussein Tantaoui, chef de facto de l’Etat. De sa colère et sa frustration, nourries de cette révolution volée, naissent un appel à un nouveau soulèvement.

A l’opposé des Frères Musulmans et des salafistes, partisans d’un islam ultra-rigoriste, qui célèbrent aujourd’hui leur “victoire” électorale à l’Assemblée du peuple, ils emboitent le pas et entonnent “Yaskout, yaskouthokem al askar ! - A bas, à bas le CSFA !”. A l’approche de l’Université du Caire, une manifestation des étudiants en médecine rallie les rangs de ce cortège hétéroclite. Samy, vêtu de sa blouse blanche, explique le pourquoi du comment de ce cercueil de polystyrène qu’il ajuste maladroitement sur son épaule. “Nous sommes là pour obtenir justice, pour que nos généraux soient jugés pour le meurtre de notre ami”. Quelques centaines de mètres plus loin une autre marche les rejoint.

Dans ses rangs, Hadir Hassan, étudiante ; et sans affiliation politique, s’il vous plait. Egyptienne, point à la ligne. Elle arrange son voile qui laisse deviner une épaisse chevelure noire. Entre deux contorsions elle affirme: “Il n’y a qu’une seule chose à faire : occuper Tahrir jusqu’à ce que les militaires rendent le pouvoir aux civils”. Brusquement elle se retourne. Des manifestants scandent : “Yala yamasri ! Enzel min darak el TantawihowaMubarak  . Elle lève les yeux. Appuyés à leurs fenêtres, des habitants de l’avenue Al Behous les acclament. Au cinquième étage d’un immeuble poussiéreux, toute une famille s’agite et danse sur le balcon. Plus bas, au deuxième, une vieille femme en pleurs brandit son voile et salue la foule. Hadir reprend. “Ce dont nous avons besoin maintenant c’est de justice sociale, de mettre un terme à cette corruption, et que Moubarak soit jugé, véritablement. Qu’on ne s’y méprenne pas, ce ne sont pas les maigres concessions des généraux qui nous apaiserons”.

A quelques pas, le pont Kars el Nil enjambe le fleuve. Face à eux, Tahrir. Ils s’immobilisent silencieux. Une nuée de bras se tend vers le ciel, les doigts en V. Haletant, un jeune hissé sur des épaules, entonne : “horeya, horeya!”   . La cadence de l’appel, instantanément repris par des milliers de personnes, s’accentue. Exaltées elles marchent sur Tahrir.

Sur l’autre rive, une foule compacte se pousse et se presse. La place, cette fois, a des airs de fête foraine. L’odeur des fusées se mêle aux effluves des patates douces qui grillent patiemment sur leur lit de bois. Vendeur de souvenirs révolutionnaires quand l’occasion s’y prête, Ayman, aujourd’hui, est pragmatique. Sur son étalage, les portraits de Sadat, de Ben Laden et du Che se côtoient. “Il en faut bien pour tout le monde” glisse-t-il malicieusement. Tout autour de lui, dans un vacarme assourdissant, les estrades des différents groupes rivalisent de décibels. Indéniablement les Frères Musulmans, avec leurs chants patriotiques et leur récitation du Coran, l’emportent. “Allah akbar, Allah akbar  .

A l’appel des 55 coalitions, alliances et mouvements organisateurs de l’évènement, les cortèges affluent. Une marée humaine submerge le centre-ville. La place est débordée. De toutes origines sociales, en famille ou entre amis, les manifestants foulent le bitume de Tahrir, certains pour la première fois. En ce jour férié, tous l’affirment : l’affluence dépasse celle du 11 février lorsqu’ Oumar Soleiman, ex-vice-président, a annoncé la démission du raïs. En ce 25 janvier, tous les chemins mènent à Tahrir.

Aujourd’hui, les forces de l’ordre sont absentes. “Au moins, cette année on ne risque pas nos vies” lance un manifestant. Le premier ministre, M.Ganzouri, s’est contenté d’un discours télévisé, remerciant le CSFA pour sa bonne gestion de la transition, les policiers pour leur dévouement.

À Tahrir, des manifestants portent les masques de leurs amis ou de leurs frères décédés. Ici le portrait de Khalid Said, dont le meurtre, peu de temps avant les soulèvements, a précipité la chute de Moubarak. Celui du Sheikh EmadEffat, de l’université d’Al-Azhar, décédé lors des heurts de décembre. Et le masque du héros de la série de bande dessinée : “V pour Vendetta”. Un clin d’œil sarcastique aux Frères Musulmans qui taxent les révolutionnaires d’anarchisme ; un serment, aussi, à la mémoire des martyrs.

À Tahrir, on échange et on débat. “Ce qu’il faut maintenant, c’est une révolution semblable à celle de 1789 en France. Balayons l’ancien régime!". " Et la Terreur ? Et une chasse aux sorcières ?” réplique-t-on. Sur cette agora géante, les divisions apparaissent au grand jour. D’un côté, les réformistes venus célébrer les progrès de la révolution. De l’autre, les révolutionnaires qui occuperont la place jusqu’à la démission du Conseil militaire.

ÀTahrir on s’insulte aussi. “Honte à vous, traitres ! Vous avez été élus par le peuple. Il est là, autour de vous ce peuple. Et que vous dit-il ? Que le CSFA doit quitter le pouvoir. Pourquoi pactiser avec lui?”. Silence. Plus loin on brandit ses chaussures face à la scène des Frères Musulmans, protégée derrière une barrière humaine. Un outrage habituellement réservé à Moubarak.

À la nuit tombée, dans les hourras, un gigantesque obélisque de bois est érigé sur le terre-plein central de la place. Sur ses faces, les noms gravés des “martyrs” de la révolution. En bonne place figurent ceux du massacre de Maspero, lorsque l’armée a chargé une manifestation en octobre.

Ces noms, Amr les connait. À l’écart de l’agitation, autour d’un feu de bois et de détritus en tous genres qui empoisonnent l’air, il les épelle. Un à un, à mesure que les clichés, volés à l’hôpital après les violences, défilent sur son portable. L’un, la gueule aplatit par les chenilles d’un char, l’autre, la gorge tranchée. Un troisième une balle dans le front. “Je n’ai rien à célébrer ce soir” lance-t-il la voix nouée, les yeux humides. Il se détourne et jette un œil par-dessus son épaule. Des adolescents se photographient devant l’un des murs de béton érigés en travers de la rue Qars Al Aini, destinés à bloquer l’accès au parlement et mettre un terme aux affrontements meurtriers de décembre. Dégouté il reprend, “sérieusement, vous souriez vous face à ce symbole de honte?” Ahmed, 22 ans, étudiant en ingénierie, blue jean serré, veste noire et barbe longue renchérit : “C’est comme si cela était de l’histoire ancienne, mais notre vie misérable n’a pas changé”.Jetant des brindilles sur les braises, il murmure un hymne bien connu des révolutionnaires:“alshshabyuridisqat al nizam  . “Qu’Allah en soit mon témoin”.