L’année 2011 a été riche en rapports et travaux scientifiques qui confirment la tendance au réchauffement climatique, à l’érosion de la biodiversité, à la dégradation et à la raréfaction des ressources naturelles de la planète. L’activité humaine joue un rôle central dans ces phénomènes qui semblent par ailleurs évoluer au rythme des scénarios les plus noirs, et dont les conséquences se nomment destruction des écosystèmes, catastrophes naturelles et sanitaires, crises alimentaires, migrations de masse et troubles sociaux… Il ne s’agit pas d’extrapolations appliquées à un avenir lointain, mais de prévisions sans cesse affinées et actualisées qui concernent le XXIème siècle que l’humanité s’apprête à traverser. Comme en avertissait récemment l’économiste James Galbraith, les sociétés riches et "développées" dans lesquelles nous nous égayons risquent donc fort de sombrer dans le chaos en quelques décennies.

Au fur et à mesure que se précisaient la menace écologique et son ampleur, les esprits naïfs ont pu espérer que les responsables et partis politiques républicains, pénétrés de leur mission d’exprimer et de défendre l’intérêt général, fassent de cette question un véritable enjeu de campagne pour 2012. La déception qui est sûrement la leur aujourd’hui fera sourire les plus réalistes, qui auront beau jeu de souligner l’inanité de leurs attentes, en leur rappelant avec commisération l’avènement d’une crise économique et sociale majeure, qui frappe les Français de plein fouet et les contraint à s’inquiéter des fins de mois plutôt que des fins de siècle.

Rétifs, ceux qui croient encore à la noblesse de l’art de gouverner pourront faire remarquer que la crise écologique a tout de même "un petit quelque chose" à voir avec la crise structurelle du capitalisme, et que vouloir régler l’une sans l’autre aboutirait à l’échec. Qu’en outre, l’articulation de la problématique écologique avec une vision sociale ou un récit national ne paraît impossible qu’à ceux qui ne l’ont pas tentée. De fait, si des sujets d’une importance majeure pour les sociétés humaines semblent aujourd’hui si mal traités, c’est aussi pour d’autres raisons, à la fois complémentaires et plus profondes.

Complémentaires, car en réalité certains acteurs politiques se sont bien emparés de l’écologie : le problème, c’est qu’ils l’ont fait de la pire des manières. L’accord programmatique PS-EELV en est l’illustration la plus évidente. Passons sur la curiosité d’une telle démarche de la part des socialistes, lâchant des circonscriptions-clés à des concurrents directs avant même que ne se soit jouée l’élection présidentielle. Ce qui reste un mystère stratégique l’est moins concernant les écologistes, qui obtinrent au moins la quasi-assurance de bénéficier d’un groupe parlementaire. Ce faisant, ils amoindrirent néanmoins considérablement la portée de leur campagne présidentielle (à quoi sert-elle ?) et donnèrent l’impression de brader leurs convictions idéologiques au profit d’intérêts strictement partisans. En outre, l’image des deux formations politiques fut sérieusement écornée par le cafouillage qui suivit l’accord, entre passages réécrits/réintégrés et friture sur la ligne entre les partis et leurs candidats respectifs. Même s’il permit à bien des citoyens de découvrir l’existence du "MOX", cet embrouillamini participa surtout à décrédibiliser les thèmes écologiques faisant l’objet des négociations, dont la question du nucléaire qui méritait pourtant un débat public de plus haute tenue. Dans ce décor confus dressé par le camp "progressiste", le niveau affligeant de la riposte de Nicolas Sarkozy ("le retour à la bougie"…) dépareilla à peine. Par la suite et jusqu’à présent, la candidate EE-LV ne sembla pas en mesure de faire progresser l’influence de l’écologie politique, en raison d’une campagne poussive et de propositions baroques, comme celle prétendument laïque de créer des jours fériés pour l’Aïd et Kippour.

L’épisode sur le nucléaire fut toutefois très révélateur, en permettant à Jean-Pierre Chevènement de tancer les écologistes et d’inciter François Hollande à s’émanciper clairement de ces derniers. Reprenant les arguments les plus éculés des pro-nucléaires, le candidat du MRC en vint carrément à minimiser les conséquences de la catastrophe de Fukushima, négligeant les dizaines de milliards d’euros nécessaires à la décontamination des zones touchées tout comme les dizaines de milliers de réfugiés qui ne pourront sans doute jamais y revenir. Chevènement n’hésite pas à voir dans les écologistes et leurs idées une menace contre le cartésianisme, un cheval de Troie au sein de la gauche contre la Connaissance et les potentialités du génie humain. Le terrain de la rationalité semble pourtant de prime abord mal choisi, dans la mesure où les préoccupations et argumentations des écologistes se fondent la plupart du temps sur des travaux issus de la communauté scientifique, caractérisée par son respect de l’impératif d’administration de la preuve. À l’inverse, l’attachement à l’idée de Progrès peut parfois davantage se muer en croyance que se traduire en opinions fondées en raison.

Le "cas Chevènement" est toutefois intéressant, car contrairement à ce que suggère le mépris de nombreux commentateurs, il s’agit d’un de nos responsables politiques possédant la qualité d’analyse et la cohérence idéologique les plus aiguisées. Son incompréhension de la question écologique révèle ainsi la raison "profonde" que nous évoquions plus haut pour expliquer le traitement atterrant de cette dernière : en effet, elle mettrait à mal toute une grille de lecture forgée et utilisée sans la prendre en compte. Le caractère perturbant de la question écologique vaut aussi pour François Hollande, qui malgré une plus grande souplesse idéologique reste marqué par le même productivisme que Chevènement. Le discours tenu au Bourget, outre qu’il réservait à l’écologie une portion plus que congrue, était de ce point de vue assez clair : le gâteau sera d’autant mieux partagé qu’il grossira ! Tout au plus la croissance est-elle parfois affublée de l’adjectif "verte". Il a pourtant été montré que même en prenant en compte les perspectives les plus optimistes d’amélioration de l’efficacité énergétique, l’hypothèse de 2% de croissance annuelle privilégiée par les socialistes est contradictoire avec les objectifs de réduction de CO2 préconisés par le GIEC. De plus, certaines ressources se présentent sous forme de stocks plus ou moins renouvelables : ainsi, bien des minerais de base (y compris ceux qui sont indispensables aux… technologies vertes !) risquent d’être épuisés au cours du siècle à venir.

Chevènement et Hollande, soit dans la conversion républicaine du premier, soit dans l’attachement de toujours au socialisme réformiste du second, n’ont donc peut-être pas fait le "tri" le plus pertinent dans le legs du marxisme. John Bellamy Foster a en effet montré dans un livre récent qu’à travers la notion de "métabolisme", Marx avait identifié les relations déséquilibrées et potentiellement destructives que le mode de production capitaliste introduisait entre l’homme et son environnement.   Des défenseurs critiques du marxisme ont d’ailleurs approfondi cette lecture, en insistant sur la "conception dialectique du rapport entre l’homme et son milieu" au cœur du matérialisme historique.   En revanche, il reste manifestement dans la gauche la plus éloignée du révolutionnarisme romantique un peu de la fascination pour le développement illimité des forces productives, ou en tout cas de la confiance placée en l’abondance matérielle pour apaiser les conflits entre les hommes. Au-delà des problèmes de faisabilité et de soutenabilité que pose la poursuite d’une croissance forte du PIB, l’attachement d’une large partie de la gauche à ce qui est désormais considéré comme un moteur indispensable à nos sociétés, trahit peut-être une atrophie de l’idéal d’émancipation qu’elle est censée porter. Justifiée lorsqu’elle vise à libérer les hommes du manque matériel, la quête de la croissance économique aurait fini par les asservir : à un "simple outil technique de progrès" se serait substitué un "impératif existentiel et moral" qui vient répondre faussement à nos angoisses les plus profondes, mais nous empêche d’être vraiment autonomes et de donner du sens à nos vies autrement que par l’accumulation perpétuelle de biens et de signes monétaires.   Qualifier ce genre de diagnostic d’éthéré ou d’inadapté à un contexte de récession serait possible et même aisé, mais insuffisant dans la mesure où toute politique centrée autour du fétiche "PIB" finira par se heurter (et sans doute plus vite qu’attendu) aux limites physiques de la planète.

Ce tour d’horizon resterait incomplet sans évoquer le candidat du Front de Gauche. Héraut de la "planification écologique" dans la campagne, il réussit à faire applaudir les communistes à ses mots d’ordre anti-productivistes. Ayant su intégrer l’écologie à son propre logiciel républicain et socialiste, il utilise son caractère "dérangeant" comme une arme pour légitimer sa disqualification de l’ensemble du système économique. Ce faisant, il préfigure peut-être une tendance lourde aux marches radicales de l’espace politique : l’appropriation de la question écologique par une gauche anticapitaliste à l’identité idéologique renouvelée, fruit d’une synthèse entre dissidents socialistes, communistes révisionnistes et « rouges-verts ».   Si la question écologique semble cette fois-ci prise au sérieux et que les leçons nécessairement radicales en sont tirées, la grande limite de ce positionnement est programmatique, dans la mesure où la générosité des bonnes intentions n’a d’égal que l’imprécision de leur mise en œuvre concrète (quels types de financement mobilisés, envers quels dispositifs maintenus ou créés, autour de quelle articulation entre acteurs publics et privés…). Cela reflète au demeurant une limite politique, au sens où le Front de Gauche reste une alliance électorale entre des formations aux orientations parfois contradictoires sur cette thématique.

En somme, ce qui devrait être une – sinon LA – priorité des gouvernants pour les décennies à venir, tout bonnement parce qu’il s’agit de préserver des conditions dignes de survie de l’espèce humaine, est aujourd’hui soit mal ou partiellement traitée par des forces politiques minoritaires à gauche, soit négligée par les partis dominants de l’échiquier politique, qui portent en outre la responsabilité d’avoir abandonné tout effort d’éducation populaire concernant un sujet des plus… sérieux