L’élection présidentielle du printemps 2012 aura une saveur toute particulière. Une saveur qu’elle n’avait peut-être pas eu depuis 1981, et à laquelle la jeune génération va goûter pour la première fois. Car c’est sans doute la première fois depuis 1981 que les Français auront à faire un choix de vie et de société aussi important, un choix politique aussi clivant (et ce parfois, admettons-le en écoutant les interventions des responsables socialistes, malgré les apparences). Un (très) rapide retour sur les quatre élections présidentielles qui ont suivi la victoire de Mitterrand le 10 mai 1981 – la première victoire d’un président socialiste sous la Ve République, cela mérite d’être rappelé – permet de le comprendre.

En 1988, tonton n’a pas laissé béton. En annonçant qu’il souhaitait rempiler pour sept ans face à un adversaire qui lui servait de Premier ministre, il n’avait certes pas gagné d’avance, mais offrait d’une certaine manière à tous les Français, qu’ils soient de droite ou de gauche, le progrès dans la continuité. Les Français ne s’y sont pas trompés, et ont choisi d’écrire pour sept années de plus l’histoire de la génération Mitterrand.
1995 était la fin d’un règne – voire de deux règnes, car l’élection a également mis fin aux ambitions d’un Premier ministre en chaise à porteurs –, sans qu’aucune rupture ne soit offerte à l’horizon. La présidence à gauche, le gouvernement à droite comme en 1988. Le successeur non officiel du roi malade contre deux leaders de droite se livrant une bataille fratricide acharnée. Une envie de changement, mais rien de vraiment neuf, ni de vraiment radical à l’horizon. Loin d’avoir été résorbée, la fracture sociale n’aura fait que s’accentuer.
2002 a été un coup de tonnerre, mais que personne n’avait su prévoir. La présidence était alors à droite, et le gouvernement à gauche. Le Président croyait en sa popularité, le Premier ministre en son bilan. Les Français se sentant délaissés dans leur quotidien, c’est au final l’extrême droite qui l’a emporté, et la fausse bonhommie présidentielle qui a été renouvelée.
2007 fut l’ascension finale d’un homme qui avait entamé sa conquête des années auparavant. Chacun des deux camps en lice croyait en la victoire, mais personne ne voyait la défaite comme un point d’absolu non retour. Le candidat UMP s’est installé aux commandes, la candidate socialiste nous avait donné un rendez-vous (manqué) dans cinq ans. Plus de 1 800 jours après, nous y voilà. Et 2012 est différent.

2012 est différent car la gauche socialiste – qui a tenté avec succès d’innover dans le mode de désignation de son candidat – sera définitivement enterrée si elle échoue une nouvelle fois. 2012 est différent car le sarkozysme – et son principal acteur en est absolument conscient – ne restera pas gravé dans les marbres de l’histoire si l’actuel président se montre incapable de renouveler son bail à l’Elysée.
Mais 2012 est surtout différent car les Français devront se donner un président – et un gouvernement – qui non seulement aura pour tâcher de diriger le pays, mais qui surtout aura pour mission de livrer, afin de protéger ce pays, une lutte sans merci contre le diktat des marchés financiers. A moins, bien évidemment, que les Français ne se donnent un président qui décide, au nom d’un réalisme économique ultralibéral aujourd’hui dépassé, de s’y soumettre. N’est-ce pas ce qui s’appelle avoir le choix ?

En ce sens, la déclaration du Premier ministre suite à la dégradation de la note française par l’agence de notation Standard & Poors et aux réactions fortes des principaux leaders du parti socialiste (auxquelles certes des visées électoralistes n’étaient pas tout à fait étrangères), déclaration proposant aux socialistes de soumettre leur programme au jugement des agences de notation, a été plus que surprenante. Elle a en effet constitué une atteinte étonnante à la souveraineté populaire française.
Imaginons en effet que François Hollande soit élu président de la République et que son élection entraîne immédiatement – scénario pour le moins improbable – la dégradation de la note française par les trois principales agences de notation, à savoir Standard’s & Poors, Moody’s et Fitch, du fait de ses orientations en matière de finances publiques. Cela remettrait-il en question la légitimité de son élection ? Et même sans aller jusqu’à ce jugement tout à fait déplacé, cela justifierait-il une analyse préalable des orientations socialistes par des technocrates de la finance mondiale ? Les Français n’auraient-ils donc pas le droit de faire leur choix, même si c’est ce choix ?

Ne laissons pas, sous les menaces d’agences de notation sans légitimité aucune – qu’elle soit économique ou politique – la souveraineté populaire française être étouffée de la même façon qu’a été étouffée la souveraineté populaire grecque en octobre dernier.
Car il n’est pas sans intérêt de se rappeler ce triste épisode de l’histoire européenne à moins de cent jours maintenant de faire son devoir de citoyen. Rappelons-nous comment, en annonçant l’organisation d’un référendum, le Premier ministre grec de l’époque, Georges Papandréou, avait laissé entrevoir la fin du diktat absolu des marchés financiers. Les Grecs allaient en effet avoir le droit de se prononcer sur les plans d’austérité et de décider ainsi de leur avenir. Mais sa " convocation " à la grande messe du G20 de Cannes par le " couple " franco-allemand a vite permis de comprendre qu’il ne s’agissait que d’un coup politique et que le gouvernement grec n’avait jamais réellement eu l’intention de consulter les citoyens, que ce soit sur la politique de rigueur elle-même ou sur le maintien du pays au sein de la zone euro. Basse manœuvre politique que cet appel hypocrite à la vox populi, uniquement destiné à sauvegarder une majorité de deux députés à l’Assemblée et l’image déjà irrémédiablement ternie d’un Premier ministre grec démissionnaire une semaine plus tard.
Pourtant, ce référendum grec aurait constitué un symbole magnifique. La démocratie, apparue en Grèce au VIe siècle avant Jésus Christ, y serait née à nouveau plus de vingt siècles plus tard. Au moment même où la force et le courage de peuples se soulevant presque sans armes venaient de faire tomber les régimes autoritaires de Ben Ali, de Moubarak et de Kadhafi lors du printemps arabe, les citoyens grecs auraient pu par les urnes doter d’un nouveau souffle des démocraties occidentales viciées par des années de soumission aux pouvoirs financiers. Leur attachement à l’Union européenne aurait été réaffirmé, même aux prix des sacrifices économiques et sociaux cruels réclamés par les marchés financiers. Les Grecs auraient subi l’austérité mais l’auraient subie la tête haute, en rappelant que la rue a des droits, au premier rang desquels le droit de vote : celui de s’exprimer. Les Grecs auraient retrouvé par les urnes leur dignité perdue, volée, piétinée par les bottes souillées des marchés et les sarcasmes persistants sur le soi-disant incivisme des pays du " club Med ".
L’an dernier, personne n’a laissé aux citoyens grecs le choix. Que les Français n’oublient pas qu’ils ont quant à eux encore la chance de l’avoir