Une traversée de l’œuvre d’Annie Ernaux : d’un vide constitutif à la plénitude d’une écriture salvatrice.
Dans cet ouvrage très documenté, à la riche bibliographie, qui prouve que l’œuvre d’Annie Ernaux retient l’attention passionnée des chercheurs et des critiques en France, mais aussi outre-Atlantique, Michèle Bacholle propose un véritable parcours dans les livres de l’écrivain, et une démonstration rigoureuse qui embrasse l’ensemble de sa production jusqu’à L’Autre Fille, parue en 2011, au moment où l’essai universitaire était en lecture auprès des Presses universitaires de Rennes. Le grand regret que l’on peut avoir en lisant ce travail, c’est que sa parution n’ait pas été retardée pour permettre de prendre en considération la somme que constitue Écrire la vie, parue dans la collection Quarto chez Gallimard en octobre 2011, et L’Atelier noir (Des Busclats, 2011), le journal d’écriture d’Annie Ernaux, entre 1982 et 2007.
Le livre s’ouvre sur un hommage et un exercice d’admiration qui retourne la première phrase des Années (“Toutes les images disparaîtront”) en son contraire : “Toutes les images demeureront” qui introduit une liste où les lecteurs d’Annie Ernaux pourront la reconnaître et retrouver des aspects prégnants de son œuvre-vie. La démonstration prend comme point de départ la perte, considérée comme le “noyau dur” de tous les livres d’Annie Ernaux qui confiait à Loraine Day dans un entretien de 2001 : “J’écris à partir de mon vide. Le vide ou le manque. […] Donc, pour remplir le vide, j’ai besoin de faire énormément de choses. […] Et puis, à un moment, il y a la chose la plus fabuleuse à faire, en réalité deux choses fabuleuses à faire, l’écriture et l’amour.”
Michèle Bacholle examine avec soin la perte des amants, où se rejoue l’amour malheureux de 1958, la perte paradoxale que constitue l’avortement clandestin en 1964, raconté dans L’Événement en 1997, la mort du père et de la mère, comme perte des origines et en même temps levée d’interdits pour l’écrivain, et enfin la perte par ses parents de l’“autre fille”, en 1938, deux ans avant sa naissance qu’elle rend possible. Si le recours à la psychanalyse se justifie sans doute pleinement pour expliquer cette œuvre et ses ressorts, ce que l’écrivain elle-même ne songerait sans doute pas à récuser comme appareil critique et théorique pertinent, il est toutefois agaçant de la voir traitée en “cas Ernaux”, ce qui semble bien réducteur.
Ce motif fondateur de la perte explique la fascination d’Annie Ernaux pour “ce qui a été” – c’est ainsi, on s’en souvient, que Roland Barthes définissait l’effet de la photographie dans La Chambre claire en 1980 : le chapitre II est ainsi consacré aux “photos, taches et traces” dans l’œuvre de l’écrivain. Michèle Bacholle établit une distinction entre les photos réellement reproduites dans les récits et les “photos en prose”, décrites dans le détail mais que l’auteur se refuse à exposer, comme la fameuse photo de sa mère enfant au Jardin d’hiver que Barthes évoque longuement dans son essai sur la photographie. Ce classement perd sans doute de sa pertinence avec la parution, dans les cent premières pages d’Écrire la vie de photos personnelles accompagnées d’extraits du journal intime inédit. Il aurait fallu pouvoir intégrer ce corpus à l’étude d’ensemble, et analyser les rapports entre les photos publiées dans l’œuvre, les “photos en prose”, et ce cahier iconographique qui semble rebattre les cartes.
Le commentaire de Michèle Bacholle sur L’Usage de la photo est particulièrement stimulant. Qualifié de phototextual experiment ou de hybrid auto-ethnographic diary par une chercheuse américaine, ce livre “lève le voile sur un non-dit” : Annie Ernaux met “en images et en mots” son expérience intime du cancer pour s’en préserver, “pour lever le silence sur un problème touchant toute la société, pour que d’autres femmes en bénéficient”. Outre la maladie, la relation avec M. apparaît bientôt comme “un défi à la mère et à la religion qu’elle incarne, au carcan de la religion”. Analysant les différents types de “taches”, sociale ou sexuelle, dans l’œuvre d’Annie Ernaux, Michèle Bacholle conclut : “C’est à cela que s’emploie l’écrivaine dans ses divers textes, non à ôter la tache, il n’y a pas de détachant, mais à l’exposer et la transfigurer, et, ce faisant, à purifier les lecteurs.” Étudiant la manière dont Annie Ernaux recherche les traces pour témoigner de son expérience et préserver ce qui serait voué à disparaître, de manière à “laisser sa marque”, Michèle Bacholle analyse “l’écriture comme trace ultime”, et montre que “Les Années est bien plus qu’un ‘je me souviens’” : elle atteint au “corps glorieux catholique, transcende les pertes vécues pour atteindre cette perte sublime, la dissolution du moi dans le lecteur”.
Le dernier chapitre, intitulé “Ce qui sera”, est ainsi consacré à la “religion selon Annie”. Revenant sur l’enfance catholique de l’auteur, la chercheuse montre que son œuvre “réhabilite le monde d’origine”, en lui donnant “la dignité que la classe dominante lui refusait : en ce sens, c’est une œuvre aux pouvoirs rédempteurs”. L’écriture permet un détournement de la religion et débouche sur une “œuvre salvatrice”, ce que confirme Danièle Sallenave dans Le Don des morts : “Le mouvement profond de la littérature est l’espérance d’une résurrection des corps dans le corps glorieux des mots.”
Réfléchissant en conclusion aux concepts de dette et de don dans cette œuvre, aussi bien dans sa dimension romanesque que dans les récits auto-socio-biographiques, les journaux concertés et les entretiens nombreux qu’a accordés Annie Ernaux, Michèle Bacholle voit dans tout ce travail une dimension rédemptrice, qui chemine vers “le don de soi, de ses expériences, de ses traumas et de ses désirs”, et invite à la communion, comme l’indique la dernière phrase de ce bel essai : “Alors prenons et lisons-la tous, car ceci est son corps, sa vie, offerts pour nous.” Irriguée par une sensibilité qui n’ôte rien à l’intelligence, et sans doute par une admiration qui se conjugue à la rigueur des analyses, cette étude nous invite finalement à relire Annie Ernaux de manière plus avertie, dans une sorte de partage où s’annulent le don et la dette : dans la lecture lucide de l’autre, de soi dans l’autre, en même temps.