Comment le monde court vers un nouvel âge économique, et comment combattre ce "supercapitalisme". Un livre parfois un peu "binaire", mais tout de même intéressant.

Le livre de Robert Reich s’appuie sur l’expérience américaine pour décrire la mutation du capitalisme mondial. De manière assez détaillée et avec des illustrations très concrètes, l’auteur s’attache à expliquer le passage du "capitalisme démocratique" à ce qu’il qualifie de "supercapitalisme".

Le capitalisme démocratique, qui prévalait aux Etats-Unis de 1945 au début des années 70, se caractérisait par un système oligopolistique offrant des marges sûres, de vastes économies d’échelle et des conditions de répartition harmonieuse des profits au terme de négociations impliquant entreprises, syndicats et organismes de tutelles consolidant l’émergence d’une classe moyenne. C’était l’ère d’une stabilité et sécurité accrues de l’emploi avec des chefs d’entreprise motivés par l’intérêt du pays.


La technologie, mère du changement

La mutation s’opère en raison de la révolution technologique (liée aux transports et aux technologies de l’information et de la communication) qui accentue le mouvement de globalisation des économies et s’accompagne d’un mouvement de dérégulation sans précédent. L’ensemble aboutit à une concurrence effrénée des entreprises au plan international remettant en cause les bases mêmes du capitalisme démocratique de la période précédente avec une pression sur les coûts conduisant à comprimer les salaires et les effectifs.

Le supercapitalisme se caractérise donc, désormais, par la fin des oligopoles géants, des syndicats puissants et de nombreuses communautés, la fin des agences de réglementation et celle des dirigeants d’entreprise motivés par l’intérêt commun, et la disparition du type de négociations qui caractérisaient la période précédente. Le rapport de force entre la finance et l’industrie s’est inversé. Le système recèle sa dynamique propre, identifiée par l’auteur dans le pouvoir et la pression exercée, par le consommateur et l’investisseur, sur les entreprises et la finance.


Consommateur ou citoyen?

Un hiatus entre les aspirations du citoyen et celles du consommateur investisseur est mis à jour par l’auteur avec des attentes et des objectifs souvent contradictoires. En effet, les disparités grandissantes de revenus et de richesses, l’insécurité croissante de l’emploi et les atteintes incessantes à l’environnement, à commencer par le changement climatique, ou le mépris des droits  de l’homme, qui sont aussi les résultante du supercapitalisme, interpellent le citoyen. 

Si l’analyse factuelle des mutations paraît difficilement contestable, l’interprétation de Robert Reich n’en est pas moins discutable. Cela permet d’entrer dans le débat d’idées que sous-tend son livre et de lui porter contradiction.

L’auteur entérine la vision de Milton Friedman d’une entreprise soumise à la seule logique du profit et n’ayant d’autres comptes à rendre à la société que celui-là, et rend l’individu consommateur ou investisseur seul responsable de cet état de fait. Dès lors, il ne voit d’issue que dans la résurgence d’un processus démocratique cristallisant les choix de l’individu citoyen, en totale indépendance par rapport à la sphère économique.

Dans une vision un peu trop schématique de la répartition des rôles - le capitalisme ayant la charge d’agrandir le gâteau économique et le politique celui d’entériner des règles de répartition - Robert Reich, s’il souligne l’impuissance relative de ce dernier, omet d’attirer l’attention sur les conditions soutenables d’élaboration du gâteau.


Lutter contre une concurrence inique

Le primat du marché est mis en avant et on peut regretter que Robert Reich se montre plus frileux que Joseph Stiglitz sur les moyens de contrecarrer une concurrence inique en matière sociale ou environnementale. Se prémunir d’un nivellement des standards auquel peut conduire une logique ultra-libérale cherchant le coût le plus faible à n’importe quel prix, constitue aussi un impératif au regard des enjeux collectifs identifiés par l’auteur.

S’il paraît utopique d’imaginer un retour au fondement du capitalisme démocratique, la stricte séparation du politique et de l’économique au regard des dérives stigmatisées à juste par Robert Reich aux Etats-Unis paraît tout aussi difficile à atteindre. Le Grand soir du législateur seulement soucieux d’agir efficacement et courageusement dans le sens de l’intérêt commun ne semble pas éminent, compte-tenu de la manière dont l’économique (à travers l’argent et le lobbying en  particulier) a investi le champ du politique aux Etats-Unis.

L’attaque en règle portée par Robert Reich contre la responsabilité sociale des entreprises relève d’une analyse trop binaire de choix exclusif les uns des autres. Se préoccuper de la responsabilité sociale des entreprises n’est pas exclusif d’une démarche visant à conforter la régulation dont on ne contestera pas la nécessité en la matière. Le procès dressé à l’encontre de la responsabilité sociale des entreprises, accusée d’être un moyen de dévier l’attention du débat démocratique et de prévenir l’apparition de normes et l’effet des régulations est, à cet égard, injuste.

Il élude notamment des actions s’inscrivant dans une vision plus large dans l’espace et le temps de l’intérêt collectif, une vraie logique managériale répondant aux attentes des salariés qui serve la durabilité de l’entreprise et sa performance sur le moyen/long terme. Il ne tient pas suffisamment compte de la manière dont l’ensemble des autres parties prenantes se saisit de cette question, pouvoirs publics et juges compris. À l’heure où le juge français vient de reconnaître la valeur du préjudice écologique où les pouvoirs publics se mobilisent en France pour une meilleure prise en compte des risques sanitaires et des maladies professionnelles, il y a une démarche de progrès en matière de responsabilité sociale des entreprises qu’on ne peut occulter.


Comment peser sur les décisions des entreprises?

Bien sûr les dérives marketing et les manœuvres de diversion dont parle Reich sont réelles, mais elles n’empêchent pas pour autant les différentes parties prenantes de les démasquer et d’exercer une pression salutaire pour que les entreprises infléchissent tel ou tel de leur comportement notamment, avec la force d’interpellation qu’offre l’Internet.

L’absence d’une gouvernance mondiale efficace en matière sociale et environnementale relativise ce que l’on peut attendre dans l’immédiat d’une régulation à ce niveau, même s’il s’agit d’une direction à privilégier. Et la latitude d’un État pour agir à sa seule échelle devient relative pour une puissance moyenne. La cohérence et l’unité qu’on peut enfin attendre demain des État-Unis par rapport à l’UE ne sont par ailleurs pas comparables.

Dès lors, comment se priver d’interpeller des entreprises multinationales sur les enjeux environnementaux et sociaux de leur développement ? Comment se priver de l’impact que celles-ci peuvent exercer, à travers le mécanisme de la supply chain sur l’ensemble de l’économie mondiale ?

Dans une vision non altruiste de l’entreprise dont on peut convenir avec Robert Reich, il est aussi des concurrences qui peuvent conduire, non à un nivellement des pratiques sociales et environnementales, mais à une amélioration de celles-ci. Le cercle n’est pas inexorablement vicieux comme le suppose l’auteur, notamment dès lors que certaines inflexions répondent à une demande nouvelle des consommateurs investisseurs. Mais l’émergence de cette demande en elle-même ne reflète-t-elle pas déjà une modification salutaire des règles du supercapitalisme ? Il est vrai que les entreprises se livrent à une compétition pour attirer les capitaux, les consommateurs et les talents, mais la responsabilité sociale des entreprises devient peu à peu un avantage concurrentiel poursuivit comme tel. La schizophrénie de l’individu réel n’élude pas pour autant des prises de conscience et des engagements réels de l’investisseur en faveur de l’investissement socialement responsable, ou du consommateur en faveur du commerce équitable.
 
Il ne faut pas oublier que le choix de l’individu dans la réalité est aussi largement intermédié, sans un mandat explicite excluant par avance toute considération sociale, environnementale ou éthique. Les conséquences sociales et environnementales de nos achats et de nos investissements ne sont pas explicitées dans la plupart des cas, et sont donc non assumés. De plus, l’offre, tant en matière de consommation qu’en matière de produits financiers, crée souvent la demande. La réglementation peut aider à plus de transparence en la matière et contribuer à faire de ces décisions, comme le suggère Robert Reich, des choix sociaux autant que des choix personnels. Décloisonner nos décisions de marchés de leurs impacts sociaux et environnementaux est sans nul doute un enjeu important pour l’individu. Comme l’est tout autant pour l’entreprise l’internalisation des conséquences sociales et environnementales de  ses décisions. 

L’intérêt supposé du consommateur ou de l’investisseur, mis en exergue par Robert Reich n’intègre qu’insuffisamment un arbitrage entre le court terme et le long terme. Il est réducteur de dire, comme le fait l’auteur, que du point de vue de l’entreprise moderne le long terme n’est pas pertinent. Malgré des pressions "court termistes" que l’on ne conteste pas, la stratégie de l’entreprise dont dépend sa pérennité s’inscrit dans cette temporalité. Le bénéfice supposé du consommateur investisseur, mis en avant tout au long de l’ouvrage, paraît de ce point de vue à bien des égards une abstraction tant dans l’espace que dans le temps.


La démocratie dans la société et dans l'entreprise

En soutenant que les anciennes institutions du capitalisme démocratique et les négociations qui s’y déroulaient avaient vécu et qu’aucune institution nouvelle n’est venue les remplacer dans le supercapitalisme, Robert Reich identifie un déséquilibre par une absence de contre-pouvoirs efficaces. Redynamiser le processus démocratique de même que redonner voix aux chapitre de manière équitable aux différentes parties prenantes de l’entreprise, (notamment salariés, ONG, syndicats, à côté des clients et actionnaires) sont des moyens complémentaires d’aller dans ce sens, sans que nous courrions pour autant le risque identifié par l’auteur de voir la responsabilité sociale des entreprises corrompre la démocratie.

La nécessaire réforme du capitalisme et de la démocratie qu’appelle de ses vœux Robert Reich passera sans doute par la conjonction d’actions diverses permettant collectivement à chacun des acteurs de nos sociétés, entreprises, individus, politiques de mieux assumer leur responsabilité immédiate en matière sociale et environnementale, mais aussi au regard des générations futures.


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Crédit photo : flickr/wanderermatt