Sous l’apparence d’un récit autobiographique, une leçon de droit et de démocratie. 

Il est rassurant, en des temps où un certain pouvoir exécutif est si discrédité qu’il ne peut plus mettre en œuvre   ses projets de suppression du juge d’instruction, qui est placé au cœur du système judiciaire français d’enquête pénale, de découvrir la personnalité de Marc Trévidic.

N’hésitons pas à le dire : la lecture de son livre-témoignage sur les conditions d’exercice du métier de juge d’instruction, en particulier dans le domaine de l’anti-terrorisme, est passionnante. Usant des techniques du discours intégré et de la focalisation interne, Marc Trévidic invite ses lecteurs, en 398 pages, à découvrir la difficulté du métier de juge d’instruction, son caractère essentiellement démocratique car inscrit dans la dynamique des rapports entre les pouvoirs publics et sa fragilité. En effet, il souligne combien le système judiciaire français de lutte contre le terrorisme, "totalement révolutionnaire"   , fondé par la loi du 9 septembre 1986, qui repose sur un mode préventif de lutte contre cette infraction pénale, doit être conservé parce qu’il a tout simplement fait la démonstration de son efficacité.

Il n’est pas le fruit du hasard que Marc Trévidic, en septembre 2009, ait été élu à l’unanimité par ses pairs à la tête de l’Association française des magistrats instructeurs (AFMI) en succession de Madame Catherine Giudicelli, tuée dans un accident de Vélib' en août 2009 en région parisienne. Il est extrêmement instructif de suivre les méandres du travail d’un juge qui étudiait à la Faculté de droit de l’Université de Paris V - René Descartes, à Malakoff, en 1986, à l’époque même de la vague d’attentats terroristes qui a alors touché la France et qui a justifié l’adoption de la loi du 9 septembre 1986 susmentionnée ; et qui participait aux manifestations étudiantes la même année, dirigées contre le projet de loi Devaquet sur les universités, pendant lesquelles fut tabassé à mort l’étudiant Malik Oussekine.

Le point de vue de Marc Trévidic sur les questions d’organisation judiciaire est d’autant plus souhaitable qu’il a, avant de devenir magistrat instructeur à la galerie Saint Eloi, au palais de justice de Paris, en mai 2006, exercé comme juge d’instruction à Péronne (1991), substitut du procureur de la République à Nantes (1994), substitut du procureur de la République à Paris (1997), vice-président chargé de l’instruction à Nanterre (2003), vice-président à Saint Denis de la Réunion (2005).

Au cœur de la galerie Saint Eloi, aile du palais de justice parisien où travaillent magistrats et greffiers chargés de la lutte anti-terroriste, Marc Trévidic a collaboré avec les juges Jean-Louis Bruguière, Jean-François Ricard, Marie-Antoinette Houyvet, Laurence Le Vert, Philippe Coirre, toutes et tous mastodontes du système d’instruction français. Il a été et reste le témoin du risque permanent de déstabilisation de ce système par les velléités de manipulation politique à travers les nominations à la tête du parquet anti-terroriste, dont il décrit cependant le caractère éminemment nécessaire à la mission de protection de l’ordre public, telle celle d’Yves Bot, en 2002, après l’arrivée de la droite au pouvoir.

Le caractère exceptionnel du travail du juge d’instruction français apparaît au travers de sa complexité même.

Le juge d’instruction français est un acteur des relations internationales. Dans le domaine de l’anti-terrorisme notamment, son enquête avance ou reflue au gré de l’état des rapports qu’entretient le pays avec les Etats tiers. La Grande-Bretagne n’a-t-elle pas, jusqu’à la vague d’attentats à Londres de juillet 2005, superbement ignoré les demandes françaises d’extradition de suspects d’attentats commis sur le territoire national ? Son attitude changera brusquement une fois matérialisée sur son sol la menace terroriste islamiste qu’elle aurait pu éviter si elle avait travaillé avec les magistrats français.

Le juge d’instruction est un magistrat "de terrain" et non pas "de salon"   . Comme dans l’affaire de l’attentat du McDonald’s de Quévert, commis en avril 2000 dans sa Bretagne natale, il se rend sur le terrain, examine les corps autopsiés, se renseigne directement sur la nature des explosifs. Comme dans l’affaire des attentats à Karachi contre des ingénieurs français, en mai 2002, il reçoit les familles et tente de répondre à toutes leurs interrogations, tout en leur exposant les limites imposées par le pouvoir politique et les règles de la raison d’Etat et du secret-défense qui obèrent ses propres capacités d’enquête.

Le juge d’instruction, doté de pouvoirs importants au service de la recherche et de l’arrestation des coupables, se doit d’être infaillible et humain. Marc Trévidic illustre combien la crainte de l’erreur judiciaire, celle du déni de justice et la survenance de cas de conscience scandent le quotidien du magistrat instructeur. Il mentionne l’exemple de son rôle dans la mise en examen et l’hypothèse du placement en détention provisoire d’un suspect de viol à Péronne, en 1991, et aussi le cas du bagagiste de Roissy, en 2002, tous deux innocents des infractions dont ils étaient bruyamment accusés.

Le juge d’instruction n’échappe pas à la nécessité d’être un animal politique. Sans cesse perturbé dans son travail par les tentatives de manipulation ou d’intrusion de la sphère politique, à travers les parquets, il est le garant de l’efficacité de l’enquête judiciaire. Le temps de son travail, qui s’étale parfois sur plusieurs décennies, ne peut pas être celui du personnel politique.

Le juge d’instruction est un penseur, un romancier, un spécialiste de la finance internationale. Marc Trévidic, disciple de Jean-Louis Bruguière et de Jean-François Ricard, montre comment et sur les conseils de ces derniers, grâce à la lecture de livres d’histoire, de philosophie, du Coran, il doit s’imprégner de la culture des sujets de son travail d’enquête. Cette exigence intellectuelle considérable donne la mesure de la beauté même de son métier.

Il se dégage une esthétique du livre de Marc Trévidic. Cette esthétique est française. Le juge d’instruction, spécificité nationale, doit être non seulement protégé mais renforcé.

Le système préventif de lutte anti-terroriste de la France, "miracle permanent"   dont est doté le pays, est unique et efficace. Selon les propres mots de l’auteur, "ce qui devait être assommant pour nos politiques, c’était d’entendre des voix d’horizons divers souligner que le système existant fonctionnait et était même jalousé à l’extérieur de l’Hexagone et qu’il ne fallait pas y toucher. Casser ce qui marche bien est certes un mal français, mais il fallait y réfléchir à deux fois."

Le juge Trévidic continuera-t-il d’émuler l’exemple de son mentor, le juge Bruguière, et descendra-t-il un jour dans l’arène politique ?

 

A lire aussi :

- Cécile Prieur, "La revanche des juges d'instructions", Le Monde, 21.01.12.