*Article actualisé le 3 février 2012, jour de la condamnation à perpétuité de Douch par le tribunal parrainé par l'ONU.

Cinéaste franco-cambodgien, Rithy Panh consacre sa vie et son œuvre au recueil des preuves du crime khmer rouge, qui causa au Cambodge la mort d’1,8 million d’individus, de 1975 à 1979. Son film documentaire Duch, le maître des forges de l’enfer, sorti en salles le 18 janvier 2012, et son livre L’élimination, publié une semaine plus tôt chez Grasset, poursuivent cet inlassable travail de connaissance et d’établissement des faits. A deux semaines du verdict en appel du procès de Duch, Rithy Panh revient pour nonfiction.fr sur sa quête de vérité, sur l’action du tribunal international de Phnom Penh, et sur sa confrontation avec l’ancien responsable de S21.
 
Nonfiction - Vous sortez simultanément un livre autobiographique et un film d’entretiens avec Duch : à quelle nécessité obéit cette double actualité ?
 
J’ai tout d’abord pensé que cela n’était pas nécessaire. J’avais réalisé S21, la machine de mort Khmère rouge dix ans auparavant, et j’estimais que le travail était fait. A l’époque, il n’était d’ailleurs pas question de procès. Mais quand la possibilité d’un procès est devenue une réalité, j’ai eu peur que les Khmers rouges se servent du tribunal comme d’une tribune. Ce ne sont pas des crétins, ce sont des hommes cultivés : ils maîtrisent les enjeux politiques, historiques, etc... C’est pour lutter contre le révisionnisme, contre le négationnisme, c’est pour qu’une autre histoire puisse être écrite que j’ai éprouvé le besoin de donner mon point de vue. Il était également important pour moi de revenir à Duch, qui était absent de S21. Je n’avais pas pu le voir, et il n’avait pas eu son mot à dire dans le film. Or, je voulais cette confrontation. Il ne s’agissait pas d’entrer dans des considérations politiques, psychologiques, de traiter la question du bien et du mal. Ce qui m’intéressait, c’était l’histoire à hauteur d’homme, comprendre comment ce mécanisme de tuerie s’appliquait quotidiennement. Dans S21, Duch n’a pas pu dire « La prise de sang   , je l’ai vue, je l’ai ordonnée ». Tant que Duch n’a pas confirmé, ça reste une supposition. Maintenant c’est bon, c’est dit. Je suis soulagé pour les générations qui viennent. C’est pour ça qu’il faut écrire cette histoire, la filmer.
 
Nonfiction - Le fait que le tribunal international cherche lui aussi à faire surgir la vérité que vous veniez chercher auprès de Duch n’était-il pas suffisant ?
 
Le tribunal ne peut pas tout faire. Il n’a pas réussi à tout faire. Beaucoup de bonnes choses ont pourtant été accomplies: j’approuve par exemple l’installation du tribunal à Phnom Penh, et non à La Haye. Ainsi, les cambodgiens peuvent voir, ils peuvent entendre. Et au-delà du procès, vous avez une pédagogie possible, sur l’Etat de droit, sur ce qu’est un tribunal, sur ce qu’est la justice. C’est quand même bien quand vous voulez reconstruire un pays après un tel drame. Une autre chose très importante : la présence des parties civiles. Même si elles n’ont pas toujours le droit de parler, elles sont là, elles assistent. Troisième point positif, et c’est un succès à mettre au crédit du tribunal : à ce jour, plus de cent mille personnes sont venues assister aux audiences, depuis la province souvent. Cela dépasse largement Arusha ou le TPY. Sans compter les projections itinérantes qu’a organisées Bophana   , en partenariat avec le tribunal. Tout ceci a beaucoup de valeur sur un plan pédagogique. 
 
Nonfiction - Pour autant, vous sous-entendez dans votre livre que le travail d’instruction a été lacunaire…
 

Je ne dirais pas ça. Je dirais plutôt qu’il y a eu de nombreux moments de flottement, que l’on n’a pas assez insisté sur le détail, sur les archives. Je trouve qu’on est allé un peu trop vite. Je ne comprends pas non plus pourquoi au procès de Duch, on n’a pas fait citer à la barre son chef, Nuon Chea   .
 
Nonfiction - Vous faites référence dans votre livre à un document central, que vous appelez « Le livre noir de Duch ».
 
On aurait pu l’utiliser un peu plus. C’est un cadre qui a noté tout ce que disait Duch dans le cadre d’un séminaire à S21. Et je trouve que c’est important de rentrer dedans, d’analyser le sens des mots, d’interpréter les intentions, les directives, de comprendre ce qu’est un « ennemi ».
 
Nonfiction - Comment expliquez-vous que le tribunal ne soit pas allé au bout de ce travail de documentation et de contextualisation ?
 
C’est vrai que j’ai souvent fait ce reproche. De la même manière, j’ai critiqué la captation, le filmage du procès. Il ne suffit pas de mettre à l’image celui qui parle. J’ai proposé cinq ou six fois de filmer le procès, mais ils n’ont pas voulu. Ils craignaient que mon filmage ne soit pas neutre. Mais dans ce cas-là, il ne faut pas filmer du tout, car il n’y a pas d’image neutre ! J’ai tout de même essayé de leur donner des conseils, je leur ai dit que ce n’était pas comme cela qu’il fallait faire, que la hauteur de caméra n’était pas bonne, qu’il manquait un caméraman, une vraie réalisation... J’ai suggéré de former des gens, de leur montrer comment avaient été filmés les procès de Nuremberg, d’Eichmann. J’ai même proposé que la France envoie le réalisateur du procès Barbie ! Mais rien n’y a fait. Aujourd’hui, ils se contentent de montrer à l’image celui qui parle. Et seul le montage, fait en direct, est enregistré. Il n’y a donc pas de rushs, ce qui pose un vrai problème sur le plan de la documentation. Il y a des moments où l’accusé n’est pas d’accord, se lève, secoue la tête. C’est important quand l’accusé secoue la tête, quand il ne regarde pas les victimes, c’est important quand il pleure, quand il sourit. Mais on ne le verra jamais.
 
Nonfiction - Au fil des ans, avez-vous le sentiment qu’un travail comme le votre ou celui accompli par le tribunal, malgré ses imperfections, aident la société cambodgienne à mieux connaître son histoire ?
 
Ça commence, oui. Par exemple, depuis deux ans, l’histoire des Khmers rouges fait partie du programme de terminale ; elle figure dans les manuels du baccalauréat. C’est déjà pas mal, on a avancé tout de même. Et le procès des Khmers rouges permet de franchir un pas supplémentaire. Cent mille personnes venues assister aux audiences, ce sont cent mille personnes qui retournent dans leur village, qui en parlent autour d’elles. De cent mille, on arrive à un million ! Les gens regardent la télé, ils écoutent les résumés à la radio. Si le procès s’était tenu à La Haye, cela n’aurait pas été possible. Néanmoins, tout ce travail de documentation reste précaire. Les historiens, les journalistes, les cinéastes, les chercheurs font un travail indispensable, complémentaire au tribunal. Ils collectent des pièces, font des recherches. Mais tout l’argent est allé au tribunal. Personne ne nous soutient. Moi, je rame tous les ans pour faire exister Bophana, le rendre accessible aux jeunes cambodgiens.
 
Nonfiction - Pour en revenir à vos entretiens avec Duch : qu’est-ce qui lui a fait accepter ce face à face ?

 
Sans doute voyait-il cela comme un entraînement avant le procès… Peut-être pensait-il aussi qu’en disant un peu de vérité, il serait pardonné. Cette stratégie, il l’a appliquée tout au long du procès : livrer un peu de vérité, et puis demander pardon. Au début, il a plaidé coupable, et collaboré avec le tribunal. Mais comme il n’a pas dit toute la vérité, les parties civiles ne lui ont pas pardonné. Alors il a bloqué et a plaidé pour sa libération. Il y a certainement une part de sincérité, une part de mensonge, de manipulation dans tout ça. Il y a aussi une stratégie de survie : s’il dit tout, est-ce que cela sera encore supportable pour lui-même ?
 
Nonfiction - Pour vous, la vérité s’atteint à travers la parole. Pourtant, vous soulignez dans le livre combien la parole de Duch est contaminée par la langue de l’Angkar   , au point de devenir, je vous cite, « une ritournelle : un jeu avec le faux ». Comment se prémunit-on contre cela ?
 
En anticipant, en essayant de comprendre où Duch veut aller : « Vous voulez détruire l’humanité ? Vous voulez l’effacer ? Vous ne pouvez pas, car il reste toujours des traces. Elles sont là les traces de vos actes. Plus vous allez vers l’effacement, plus je vais vers le détail. Plus vous voulez enfouir, plus je sors le détail ». Les détails contre l’effacement. La dignité des hommes face à l’effacement. La résistance face à l’effacement. Je travaille autour de ces thèmes.
 
Nonfiction - Le tribunal était-il paré pour faire face à ce jeu avec le faux ?
 
Il aurait fallu que le tribunal demande à un linguiste de venir, plutôt que d’appeler à la barre François Bizot   , pendant deux jours. Pour l’instant il n’y a pas eu ce travail autour de la langue. Mais ce n’est peut-être pas au tribunal de le faire. J’aurais aimé qu’un étudiant cambodgien fasse une thèse avec un étudiant français sur cette question, et sur bien d’autres. Ce n’est pas innocent si j’ai écrit cela dans le livre. C’est une autre manière de contrer l’effacement.
 
Nonfiction - Dans
L’élimination, vous soulignez à plusieurs reprises l’importance de la connaissance et de la compréhension, qui sont pour vous les conditions d’une mémoire apaisée, pacifiée. Votre mémoire est-elle apaisée aujourd’hui ?
 
Je n’arrive pas encore à pardonner. J’espère y arriver un jour, car on a besoin de pardonner pour vivre. Mais je suis encore en colère. Oublier, on ne peut pas. Comprendre, peut-être ; connaître, certainement, il le faut. C’est la raison pour laquelle je poursuivrai mon travail. Mais je suis tout seul, je suis un grain de sable dans la mer. Si je dois me battre encore dix ans pour sauver Bophana, je le ferai. Mais au bout d’un moment, je n’aurai plus de force. Il faudra que quelqu’un d’autre le fasse à ma place. 
 
Nonfiction - Avec ce double travail littéraire et cinématographique, avez-vous le sentiment d’être allé plus loin dans la connaissance, d’avoir appris ? 
 
Oui, j’ai appris des choses. Par exemple : le choix existe. Chaque homme a un choix à faire. Je ne céderai pas à cette idée selon laquelle tout le monde aurait pu être à la place du bourreau. « Si ce n’est pas Duch, ça aurait été quelqu’un d’autre ». Non. Il y a les bourreaux, et il y a les victimes. La justice doit justement permettre de faire la différence. Duch était à sa place, qu’il l’assume, point. Qu’on ne me dise pas que quelqu’un d’autre aurait pu être à sa place. Les suppositions romantiques, ça ne m’intéresse pas


* Propos recueillis par Florent Papin

Au sujet de Duch et de son procès, lire aussi la critique du livre de Thierry Cruvellier, Le maître des aveux (Gallimard).  

Filmographie sélective de Rithy Panh

- Les Gens de la rizière (1994)
- Bophana, une tragédie cambodgienne (1996)
- La Terre des âmes errantes (1999)
- S21, la machine de mort Khmère rouge (2002)
- Le papier ne peut pas envelopper la braise (2007)
- Duch, le maître des forges de l’enfer (2011)