Comment le droit peut-il réagir et s’adapter à la domination toujours plus nette des logiques économiques sur l’organisation des rapports sociaux ? Éric Millard, Professeur de droit public à l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense, fait le point sur les principes mis en œuvre par les promoteurs du courant Law & Economics et sur sa place dans le champ juridique hexagonal.
 

Nonfiction.fr – Pouvez vous nous expliquer en quoi consiste l’analyse économique du droit et d’où vient cette approche des questions juridiques ?

Eric Millard – Il est important de distinguer deux choses. L’analyse économique du droit, au sens large du terme, est née il y a très longtemps dans la mouvance des approches critiques du droit. Cette approche considère le droit, non comme une institution indépendante, mais comme étant traversée  par des enjeux sociaux et économiques. Marx, déjà, proposait une analyse économique du droit lorsqu’il analysait le droit comme une superstructure. L’Analyse Economique du Droit ou AED, au sens strict, est un courant économique et juridique né aux Etats-Unis, des interactions entre la law school et la faculté d’économie de l’Université de  Chicago (on parle souvent de manière réductrice des chicago boys). Il ne s’agit pas d’un courant critique mais généralement d’une approche prescriptive du droit car elle entend définir, à partir de critères et de modèles économiques, quelles sont les bonnes législations ou décisions de justice et dès lors donner une orientation à la pratique normative, même si au sein de l'AED des nuances existent.  

Nonfiction.fr  – Quels sont ces modèles économiques ? Existe-il différentes analyses économiques du droit en fonction des différentes écoles économiques ? 

Eric Millard – L’AED s’appuie sur une théorie économique orthodoxe néolibérale. Les tenants de ce courant considèrent ainsi que le marché est le mécanisme le plus à même de produire les meilleurs résultats en termes d’efficience économique, et qu’il faut donc pratiquer le "laissez-faire". Ils inféodent leur pratique juridique à cet impératif économique, la bonne législation étant celle qui a le moins d’impact déformant sur le fonctionnement des marchés. Leur travail s’appuie donc sur des calculs et des modélisations économiques qui leur permettent d’intégrer tout un ensemble de données et de réaliser des projections en fonction des législations susceptibles d’êtres choisies. La bonne législation est celle qui entraînera par exemple le moins d’extérnalité négative et le plus d’extérnalité positive, elle suit donc une certaine rationalité économique postulée.  Pour autant, l'AED est née souvent d'approches économiques hétérodoxes (néo-instiutionnalismes, etc.) ; et dans le cadre de l'analyse économique du droit au sens large, critique donc, les références sont bien plus diversifiées, incluant de nombreux modèles économiques non standards, comme l'école des conventions.

Nonfiction.fr – Les notions de justice, de morale et d’éthique ne sont donc pas du tout prises en compte dans la création des normes juridiques ?

Eric Millard – Il faut rappeler que la notion de justice a été largement déconstruite tout au long du XXème siècle par la philosophie analytique dans les pays anglo-saxons, à laquelle se réfère l'AED, et par le réalisme américain. Au même titre que d’autres, d’ailleurs, puisque cette déconstruction est similaire à celle que subit la philosophie elle-même avec la naissance de la philosophie analytique. En ce sens, il n’y a rien de nouveau. Lorsque l’on pose la question "qu’est ce que le droit " à certains juristes, ils vous répondent que le droit, c’est uniquement la pratique des juges et des juristes. L’idée que la justice est sinon arbitraire, du moins un sentiment dépourvu d'objectivité, existe depuis longtemps et est acceptée comme telle. C’est justement à partir de ce constat que l’AED s’est développée. A partir de cette déconstruction, deux choix s’offrent à nous : soit on accepte le côté subjectif de la justice, soit on essaie d’établir une nouvelle rationalité. Cette rationalité peut être morale, sociale ou éthique et c'est ce que font bon nombre de philosophies du droit actuelles. Mais elle peut aussi être économique. Les représentants de l’AED ne sont pas des cognitivistes éthiques, ils considèrent que les normes morales ou éthiques n’ont pas de rationalité  car elles sont seulement issues des préférences d’une société donnée. Sur ce sujet, il faut lire l’article de E. Posner, intitulé "The Economics of The Baby Shortage", qui s’intéresse à la question de l’adoption, sur le fond de la question de la constitutionnalité de la législation de l’IVG dans les années 1970 aux Etats-Unis. Sa thèse serait la suivante, dans une version bien plus sophistiquée cependant que celle que j'expose : si l’on créait un marché de l’adoption, alors il y aurait une alternative à l’IVG, les mères ayant la possibilité de mettre leur enfant au monde et de les faire adopter contre une somme d’argent. Inversement, l’idée est que les parents adoptifs s’occuperaient mieux de leurs enfants car ils auraient "investi dans ce bien", et que l’Etat fédéral ferait des économies car il n’aurait plus l’éducation de ces orphelins à sa charge. Bien sûr, il n’y a aucune morale dans ce calcul, mais pour l’AED, il s’agit de la solution juridique la plus rationnelle, car c'est la solution économiquement rationnelle pour l'analyse économique standard.

Nonfiction.fr – On peut penser néanmoins que l’AED elle aussi est le produit d’une « préférence », celle du néolibéralisme, et en ce sens qu’elle découle de l’importance croissante de l’économique dans nos sociétés…

Eric Millard – Oui, bien sûr. L’AED se place dans la mouvance du "tout économique" et prospère dans ce cadre. C’est une analyse qui participe à une dépolitisation du droit. Il n’est plus question de choix, mais d’option, plus ou moins rationnelle du point de vue économique.

Nonfiction.fr – L’AED est-il un courant important en France ?

Eric Millard – Ce courant est désormais bien connu. Il est sûr néanmoins qu’il progresse moins vite en France qu’aux Etats Unis, où il a une importance indéniable, même s’il n’est pas réellement majoritaire, concurrencé par d'autres approches. En France, ce sont surtout des économistes qui se sont saisis de ces théories, les juristes restent plus  prudents quant à eux. On peut y trouver deux types d’explication. Tout d’abord, l’idée selon laquelle le droit est une discipline indépendante, très formalisée qui se théorise et s’applique avant tout sur un rigoureux travail d’écriture et d'étude des législations antérieures, est encore largement répandue chez les juristes, surtout dans un pays de droit civiliste comme la France. D’un autre côté, les juristes qui ont l’esprit suffisamment ouvert pour ne pas considérer le droit comme indépendant de la société, ne s’ouvrent pas seulement à la discipline économique, mais également aux autres sciences sociales, la sociologie par exemple, pour tenter de faire évoluer le droit. Ils sont donc davantage intéressés par l’analyse économique du droit au sens large qu’au sens strict, pour reprendre la distinction que j’ai déjà évoquée

Propos recueillis par Ainhoa Jean
 

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