Nous sommes en mai 2011 dans un tribunal du sud-est de la France. La substitut du Procureur est sur le point de recevoir un prévenu en vue de la "négociation" de sa peine dans le cadre d'une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), le "plaider coupable" à la française. Il s'agit du cas d'un individu prévenu  pour conduite sans permis dont le casier judiciaire affiche huit condamnations. Visiblement énervée, elle me glisse "ça, ça n’a rien à faire en CRPC, ça aurait dû être en CI [comparution immédiate] !". Selon elle, le parquetier ayant choisi cette orientation procédurale l'aurait fait "par commodité", l'affaire ayant eu lieu le week-end, la décision d'une comparution immédiate l'aurait obligé à se déplacer au tribunal pour le défèrement. Le prévenu arrive. Il s’avère qu’il a obtenu son code de la route la semaine précédente. Il a également eu une proposition d’emploi, mais attend son jugement pour décider ou non de l'accepter. La substitut est dubitative, ne s'attendant pas à ce qu'un prévenu pourvu d'un passé judiciaire comme le sien présente de telles garanties de réinsertion. Elle lui propose alors une peine de 200 jours-amendes à 4 euros, ce qu'il accepte. Une fois ce dernier et son avocate sortis, je demande à la substitut si elle aurait proposé la même peine si le prévenu s'était présenté sans emploi ni réussite à son code de la route. " Non, je pensais proposer une peine de prison ferme au départ", me répond-elle. Et c'est sans doute la peine qu'il aurait reçu s'il avait été jugé en comparution immédiate. Ce qui apparaissait alors comme un dysfonctionnement judiciaire à cette magistrate (il aurait "dû" être jugé en comparution immédiate) a permis au prévenu de donner des gages de sa volonté d'insertion et d'éviter un emprisonnement qui paraissait inéluctable.

Cet exemple illustre combien le choix de la procédure par le magistrat du parquet peut impacter sur la décision prononcé in fine par les juges. Loin d'être une opération neutre, cette décision conditionne les ressources accessibles au prévenu dans la préparation de sa défense. La comparution immédiate, voie procédurale qui a considérablement gagné en légitimité auprès des magistrats depuis une dizaine d'années, apparaît comme une orientation particulièrement contraignante du point de vue des droits de la défense. Héritière des flagrants délits depuis le début des années 1980, cette procédure a connu plusieurs extensions de son champ d'application   , et est désormais utilisable pour une variété très importante d'affaires. Corrélativement, le nombre des affaires poursuivies par son biais a considérablement augmenté, principalement à partir des années 2000, le nombre annuel d'affaires connaissant une croissance de 47% entre 2001 et 2005.

La comparution immédiate est valorisée par les magistrats parce qu'elle permet d'évacuer rapidement un stock d'affaires poursuivables – et, ce faisant, elle participe à la "rationalisation" de l'activité judiciaire tant attendue par l'institution –  et parce qu'elle aurait des vertus pédagogiques, suivant le principe qu'elle permet un jugement et une exécution de la peine très rapides. Ainsi, la peine conserverait son sens auprès du condamné, ce qui ne serait pas nécessairement le cas si cette peine et son exécution se faisaient de manière tardive. Il est indéniable qu'en condamnant à une peine de prison ferme les trois quarts des prévenus jugés par ce biais   , la plupart du temps avec incarcération immédiate, les comparutions immédiates assurent un niveau d'exécution des peines particulièrement fort.

Une justice d' "abattage" ?

Parmi les critiques faites à la procédure, on a pu dénoncer une justice d'abattage, les dossiers étant particulièrement pauvres, et le temps passé sur chaque dossier, réduit. Une seconde critique porte sur le fait que les avocats mis à contribution dans le cadre de cette procédure sont très souvent de jeunes commis d'office. Cette observation vise tantôt à souligner le statut de dominés des prévenus de cette procédure (l'homologie structurelle entre prévenus et avocats n'en serait que le reflet), et tantôt à affirmer que les individus jugés ainsi sont moins bien défendus, parce qu'ils le sont par des avocats peu expérimentés.

Les constats à l'origine de ces critiques m'apparaissent en partie exacts En premier lieu, en comparution immédiate, les décisions prises par les magistrats reposent en effet essentiellement sur des dossiers concis, et le temps passé à recueillir des informations complémentaires, notamment sur la personnalité du prévenu, ainsi que celui passé par les juges sur les dossiers, est très réduit. Ceci étant, en mettant l'accent sur cet aspect, on risque de perdre de vue que cette caractéristique est la norme de la justice pénale moderne, et qu'il ne s'agit alors en rien d'une spécificité des comparutions immédiates. Celles-ci ne sont alors, de ce point de vue, que le reflet des jugements correctionnels modernes dans leur majorité.

En second lieu, si les avocats en comparution immédiate sont le plus souvent de jeunes avocats commis d'office (encore que cette caractéristique s'observe davantage dans les grandes juridictions urbaines) et qu'ils reflètent alors bien la domination dont font l'objet leurs clients, cela ne signifie pas que les prévenus seraient moins bien défendus que s'ils l'étaient par des confrères plus expérimentés. Les premiers résultats de l'enquête que je mène actuellement suggèrent que les avocats qui défendent le plus régulièrement en comparution immédiate favorisent des décisions plus clémentes que ceux qui ne défendent dans ce cadre qu'occasionnellement.

Faut-il pour autant en conclure que la procédure de comparution immédiate ne présente pas de contraintes particulières dans la manière dont les prévenus accèdent concrètement au droit ? Pour répondre à une telle question, il faut tout d'abord s'entendre sur ce que l'on désigne par "accès au droit". S'il s'agit de considérer l'accès au droit comme la probabilité de disposer ou non d'un avocat lors d'un procès, les comparutions immédiates apparaissent comme permettant un accès au droit particulièrement bon : suivant les données collectées pour mon enquête, les prévenus en comparution immédiate étaient représentés par un avocat dans 98,8% des cas lors de leur jugement   . Ainsi, les différents barreaux de France ont pour obligation de tenir une permanence dans l'optique d'assurer à ces prévenus leur droit à être représentés par un avocat, et, dans le cas des comparutions immédiates, les prévenus n'ont pas à en faire la demande, ce qui explique le niveau particulièrement élevé de représentation pour cette procédure   .

Fusion de l'engagement des poursuites et du jugement

Ceci étant, si la procédure de comparution immédiate permet l'accès à un avocat de manière quasi-systématique – et à des avocats compétents en la matière –, elle transforme radicalement la manière dont le système de défense des prévenus se constitue relativement à ce qu'il en est pour les procès "classiques"   . La comparution immédiate ne réduit pas le temps entre la décision de poursuite et le jugement, elle le supprime. Aussi banale qu'elle puisse paraître, cette remarque met cependant l'accent sur une spécificité fondamentale de la procédure.

La critique de la lenteur de la Justice et de ses délais d'audiencement apparaît de bon sens. Il est en effet difficile de s'opposer au principe selon lequel il faut assurer au prévenu son "droit à être jugé dans des délais raisonnables". De là à en conclure que le jugement immédiat serait l'accomplissement parfait de ce principe, il y a cependant un pas qu’on ne saurait trop vite franchir. Il apparaît pourtant que les magistrats qui légitiment le recours croissant aux comparutions immédiates sont nombreux à le faire pour cette raison. Supposer ainsi que l'on puisse – ne serait-ce qu'en certaines circonstances – supprimer ce temps entre l'engagement des poursuites et le jugement revient à considérer qu'il s'agit d'un temps au mieux inutile, au pire criminogène. Mais surtout, cela traduit le glissement progressif des priorités de la Justice de la réinsertion vers le sécuritaire – prenant acte de son incapacité à faire mieux que neutraliser certains individus jugés dangereux –, et vers la prédilection pour les considérations relatives à l'établissement des faits davantage que pour leurs circonstances. Les magistrats semblent, de ce point de vue, avoir renoncé à croire dans les effets du seul acte de poursuivre un individu devant le tribunal correctionnel.

Or, que se passe-t-il concrètement pour un prévenu quand il dispose de ce temps pour préparer sa défense entre son arrestation et son jugement ? Il est difficile de donner une réponse généralisable à cette question tant ces effets sont variables d'un individu à l'autre. Dès lors, notre propos vise à montrer la gamme des possibilités que l'immédiateté empêche, sans juger de ce qu'il adviendrait si elle était proscrite. En premier lieu, la relation entre l'avocat et son client, et le système de défense qui en découle, se construit le jour-même du jugement   . Ce contexte rend complexe la constitution d'une relation de confiance, favorise le fait que l'avocat s'autocensure lors de ses échanges avec son client (notamment par peur que le prévenu affirme ne faire que répéter ce que son avocat lui a dit de dire à l'audience), et participe dès lors au tarissement des ressources argumentatives auxquelles il pourrait accéder, et à une inadaptation des propos et du comportement des prévenus aux exigences du tribunal. Faute de disposer d'éléments à même de permettre de présenter le prévenu sous un jour différent que ne le laisseraient entendre les maigres informations connues à son propos (en l'occurrence, son infraction, son passé judiciaire, sa situation professionnelle et familiale et son apparence physique), l'avocat est contraint de "jouer" avec les stéréotypes relatifs à ces caractéristiques. Or, les prévenus en comparution immédiate disposent justement de caractéristiques laissant particulièrement peu d'espace de jeu dans le retournement du stigmate qu'assigne la seule mise en cause d'un prévenu par la Justice.

Une autre conséquence de la fusion de l'étape de l'engagement des poursuites avec celle du jugement est qu'elle empêche l'évolution de la situation du prévenu entre ces deux étapes. Elle réduit ainsi considérablement les possibilités de transformation de son image à son avantage. Le prévenu sans emploi lors de son arrestation l'est encore lors de son jugement. Son éventuelle affirmation de sa volonté de s'insérer socialement est alors perçue à l'aune de ce qu'il vient de faire : un délit. Faire valoir sa volonté d'insertion peut être vu comme s'inscrivant dans une stratégie opportuniste de la part de celui qui commettait un délit quelques heures plus tôt. Ne pas le faire c'est "donner la preuve" aux magistrats qu'ils ont pris la bonne décision en faisant le choix d'une procédure sécuritaire et répressive. La séparation temporelle de ces étapes n'exclut pas que les prévenus et condamnés se conforment aux attentes des juges de manière opportuniste, mais elle permet de faire valoir sa volonté d'insertion en donnant des gages de celle-ci, ce qui implique un minimum de conformation aux attentes des magistrats.

Une procédure de "pauvres"

Lorsque l'on observe des audiences en comparution immédiate, on est frappé par le fait que les prévenus cumulent de très nombreux handicaps sociaux. Suivant mes données d'enquête, ils sont toxicomanes dans des proportions alarmantes, très souvent sans-domicile fixe et/ou sans-papiers, et sans emploi pour la très grande majorité d'entre eux. De manière générale, la probabilité d'avoir affaire à la Justice est plus forte pour les plus démunis, mais les chambres des comparutions immédiates apparaissent particulièrement comme un concentré de misère sociale. Cette singularité est notamment la conséquence des critères qui président à la décision d'orienter une affaire en comparution immédiate. L'absence de "garanties de représentation" apparaît ainsi comme l'un des principaux critères justifiant une comparution immédiate plutôt qu'une convocation plus tardive, ce qui participe à rendre cette orientation plus probable pour ceux qui ne peuvent justifier d'un emploi ou d'un logement fixe. Mais surtout, c'est le nombre d'inscriptions au casier judiciaire qui impacte le plus sur cette décision. Or, davantage qu'un indice d'insertion dans la grande criminalité, le nombre de condamnations est en réalité révélateur du degré de désaffiliation d'un individu. Le pauvre, multirécidiviste du vol de faible gravité, voici la cible privilégiée des comparutions immédiates et de la justice pénale de manière générale, ce trait tendant encore à s'accentuer aujourd'hui   . Et quand celui-ci est arrêté, il est probable qu'il passera de nombreux mois en prison, contrairement à ce que n'hésitent pas à affirmer contre les faits les thuriféraires du tout-sécuritaire. Rassurons les idéologues de l'institut pour la Justice, la neutralisation de ces multirécidivistes qu'ils appellent de leurs vœux est, dans les faits, la norme de la pratique judiciaire.

Le développement du recours à la procédure de comparution immédiate apparaît alors sur de nombreux points emblématique de ce qu'est la justice pénale moderne dans sa généralité. Elle trie en amont du procès les populations selon leur degré supposé de "dangerosité" et selon leurs garanties de représentation et d'insertion en s'appuyant sur toujours moins d'éléments. De plus en plus, le prévenu est réduit à son casier judiciaire et à sa situation professionnelle. La trajectoire pénale d'un individu chômeur de longue durée, déjà condamné plusieurs fois par la Justice est prévisible : dès lors qu'il sera mis en cause par les services de police, il sera déféré au Parquet, jugé en comparution immédiate, condamné à une peine de prison ferme et incarcéré immédiatement. L'exemple évoqué en début d'article montre qu'il est possible d'échapper à ce "destin". Il montre également que, pour le "public privilégié" de la justice pénale moderne, la possibilité de pouvoir préparer sa défense dépend de cas de figures qui s'apparentent à un raté de la rationalisation de l'organisation judiciaire.

S'assurer de l'exécution de la peine devient alors la principale finalité de la Justice. Dans ces circonstances, garantir les droits de la défense apparaît comme un luxe réservé à certains, les garanties d'insertion et de représentation étant un préalable à cette possibilité. Ceci n'est certes pas complètement nouveau, mais les tendances actuelles des politiques en matière de sécurité et de Justice tendent à accentuer le phénomène. J'entends souvent dire que ce n'est pas la procédure de comparution immédiate qui pose problème, mais seulement les excès dans son usage, ce discours étant repris aussi bien par les magistrats et les avocats que par certains chercheurs. Selon moi, réduire son recours à des cas plus particuliers ne résout aucun des problèmes qu'elle pose : ceux qui sont jugés par son biais font face à des contraintes particulièrement fortes dans la préparation de leur défense et pour transformer l'image que la Justice se fait d'eux. Ce sont justement ceux qui ont a priori une image particulièrement négative qui sont jugés en comparution immédiate

Thomas Léonard est ATER en science politique à l'université Lille 2, CERAPS. Il travaille sur l’analyse des inégalités de traitement face à la Justice, et étudie plus particulièrement les conséquences de l’organisation des tribunaux et de la territorialisation des politiques pénales sur les pratiques judiciaires.


 

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