Pascal Philippart est Professeur des Universités et enseigne à l’Institut d’administration des entreprises de Lille. Spécialisé dans le droit des Affaires, le droit international et le droit du travail, il revient ici sur le cas du cadre réglementaire de la grande distribution, exemplaire des jeux d’acteurs qui se nouent autour de la norme juridique.


Nonfiction.fr Dans une communication prononcée en 2007, vous partez du constat que "la grande distribution n’a jamais été aussi dominante" : pourriez-vous préciser ce que vous entendez par là : sur qui ou quoi porte cette domination, et en quoi consiste-t-elle ?

Pascal Philippart – La grande distribution a effacé une certaine forme de commerce, le commerce indépendant, qu’il soit de proximité ou dans les centres-villes. La distribution s’est ainsi concentrée entre les mains de quelques entreprises (à l’heure actuelle, une demi-douzaine), alors qu’elle était assurée par des milliers d’indépendants. Et dans notre société de consommation, être celui qui a accès aux consommateurs a permis de dominer les opérateurs amont de toutes les filières. De limiter aussi d’une certaine façon le choix des consommateurs puisque la variété de l’offre est réduite : il n’est qu’à regarder les stratégies marketing des grandes enseignes pour constater qu’elles sont peu ou prou identiques. Cette domination permet de peser sur les prix et surtout sur la captation de valeur (les marges des opérateurs amont). Mais peser sur les prix peut être intéressant si cela va dans le sens d’une baisse, notamment en période d’inflation. Capter la majeure partie de la valeur créée est par contre plus problématique dans une économie de marché. Et la grande distribution qui est en position oligopolistique en découd depuis plusieurs années maintenant avec ses fournisseurs, des multinationales et aussi, ce qui est plus préjudiciable économiquement, des PME, voire des TPE si l’on considère les produits agricoles non transformés. Cette domination est telle que même ces multinationales n’osent pas réclamer sur le terrain judiciaire le respect de leurs droits de propriété industrielle face aux produits de marque distributeur étrangement ressemblants aux leurs… Si on peut concevoir que la loi ait à protéger les plus faibles, les petits distributeurs – mal protégés puisqu’ils ont disparu – les TPE et PME fournisseurs dont les seuls débouchés sont les centrales d’achat, il faut comprendre qu’elle a dû aussi protéger des fournisseurs puissants, des multinationales : ceci permet de mesurer l’ampleur de cette domination !

Nonfiction.fr – Qu’est-ce qui a déclenché les premières mesures législatives – puis les suivantes – visant à contenir cette domination ? Qui en a eu l’initiative, et pourquoi ?

Pascal Philippart – La première mesure législative (la loi Royer, fin 1973) est assez précoce puisqu’elle intervient à une époque où la grande distribution émerge : elle est en quelque sorte une réponse aux craintes de la distribution classique de voir arriver des concurrents puissants. Celle-ci a disparu, offrant à la grande distribution une taille suffisante pour imposer via ses centrales d’achat des conditions d’accès à ses linéaires. La réglementation actuelle, depuis les années 2000, est orientée vers les fournisseurs et cherche à rééquilibrer le pouvoir de négociation entre ceux-ci et les centrales d’achat.

Nonfiction.fr – Pensez-vous qu’on puisse considérer qu’en limitant d’abord l’ouverture et l’agrandissement des grandes surfaces, la loi ait d’emblée reconnu que le problème résidait dans le différentiel de poids et de force des divers acteurs ?

Pascal Philippart – Oui, mais il faut entendre le mot "problème" dans son sens originel. Très tôt, le législateur a compris que l’effet de taille risquait de bouleverser le paysage de la distribution en la concentrant entre les mains de quelques opérateurs. Le risque de moindre concurrence était donc fort. Mais d’un autre côté, il y avait aussi un pari sur un aspect positif de l’effet de taille : la baisse des prix… puisqu’une distribution forte a plus de poids pour négocier avec les fournisseurs. On voit donc ici une stratégie de double jeu. Le dispositif mis en place avec la loi Royer tente d’articuler cette dualité : des grandes surfaces, oui mais pas à l’excès… mais sans doute suffisamment pour qu’elles aient les moyens de contrer les fournisseurs.

Nonfiction.fr – La production législative abondante en matière de grande distribution n’a finalement pas contenu – bien au contraire – son développement rapide au détriment de la concurrence, mais surtout aux dépens des marges des producteurs et des fournisseurs. À cet égard, vous interrogez "l’effectivité des dispositifs en cause". Pouvez-vous rappeler en quelques mots quelles conditions doivent être réunies pour qu’une telle effectivité soit réalisée ?

Pascal Philippart – Notre droit est un droit négocié, produit par des acteurs en interactions, avec des intérêts divergents. La loi est ainsi le produit non d’une quelconque volonté unique ou d’une rationalité pure ni même d’un consensus, mais de négociations aussi bien dans son élaboration que dans son application, puisqu’à cet égard les agents de la loi, au sens de Bourdieu, et les sujets de droit déploient des stratégies qui vont modifier la portée du texte, sa signification. On est très loin d’une approche divine, naturelle ou hyper-rationnelle du droit. Aussi parler d’effectivité revient à considérer les acteurs en jeu – l’appareil politico-règlementaire, les groupes de pression, les agents de la loi, les sujets de droit –, leurs intérêts respectifs, leurs stratégies, afin de saisir ce que dit la loi, pourquoi et comment. La norme juridique est un produit social complexe, mouvant, ambigu. Pour évaluer son effectivité, il faut savoir si elle est de nature symbolique ou instrumentale, quelle est sa densité ou son degré de précision, son intensité ou son degré d’obligatoriété, il faut aussi appréhender sa multiplicité et mesurer sa prouvabilité, c’est-à-dire la capacité qu’auront certains à prouver qu’elle a été enfreinte…

Nonfiction.fr – Le modèle qui permet l’évaluation de l’(in)effectivité des dispositifs juridiques vous semble donc particulièrement pertinent pour expliquer l’impuissance des pouvoirs publics à rendre plus équitable les rapports entre les centrales d’achat des grandes enseignes et les autres acteurs : concurrents, fournisseurs, consommateur… Concrètement, en quels endroits ces dispositifs se trouvent-ils paralysés, entravés, contournés ? Se situent-ils plutôt en amont du droit, au niveau de l’élaboration de la règle, ou en aval, au niveau de sa mise en œuvre ?

Pascal Philippart – Pour moi, il s’agit plutôt d’un modèle de définition de l’effectivité. C’est en prenant en compte l’ensemble des dimensions qui la compose que l’on peut en avoir une lecture pertinente. Qu’entend-on justement par effectivité ? Si l’on revient à la réglementation relative à la grande distribution, quel était le dessein du législateur à l’origine ? Empêcher le développement de la grande distribution ? Non, car il aurait suffit de l’interdire. Le dessein était de contenir son développement. Ce qui a pêché, c’est l’opérationnalisation du contrôle dans un premier temps puis la réaction à contretemps ensuite. La faille de la loi Royer, c’est la composition des commissions en charge de l’autorisation : des élus locaux y siègent et certains ont des intérêts économiques à défendre, soit pour leur commune, petite car périphérique, soit pour leur parti. D’ailleurs, la loi Sapin en 1993 réforme la composition de ces commissions. Mais 20 ans après… De même, le durcissement des conditions d’ouverture et d’agrandissement de la loi Raffarin en 1996 est trop tardif. Sauf pour contrer le développement du hard discount allemand, le temps que les entreprises françaises puissent développer à leur tour cette distribution "low cost". A chaque fois, on voit bien que des stratégies d’acteurs se sont déployées pour utiliser les différents dispositifs, pour en freiner l’arrivée de nouveaux… Avec un constat : celui de la complicité du législateur… qui montre qu’il intervient. Mais pour quelle finalité réelle ? Celle de fournir un bilan lors des échéances électorales ? La notion de pouvoirs publics entendue comme autorité imposant des règles renvoie à l’idée d’un droit au dessus de la mêlée. La loi est la rencontre de jeux de pouvoir entre les uns et les autres, elle est la mêlée. La réorientation de l’intervention réglementaire surtout à partir des années 2000 vers les relations entre la grande distribution et les fournisseurs l’atteste. La grande distribution contrôle l’accès aux marchés et les fournisseurs doivent lui payer en quelque sorte l’octroi pour y entrer. Ceux-ci ont fait pression sur le législateur, un arbitre en fait, pour qu’il rééquilibre le rapport de force qui leur est défavorable et qu’ils n’arrivaient pas seuls à corriger. La loi en faveur des PME de 2005 (hypocrisie de son intitulé puisqu’elle profite aussi aux multinationales) met en place une certaine transparence de la "taxation", considérée à la fois en tant que processus et produit. Pourquoi pas plus ? L’orthodoxie libérale : le juridique serait-il déterminé par l’économique ? Ou alors, parce que la loi est un produit négocié, dans la mesure où la grande distribution a pesé de tout son poids ?

Si je reviens plus précisément à votre question relative à la localisation amont ou aval des raisons de l’impuissance des pouvoirs publics en l’espèce (élaboration ou mise en ouvre de la règle), vous avez compris que cette localisation est en quelque sorte systémique. La règle elle-même, aussi bien dans son élaboration que dans sa mise en œuvre, est le lieu de cette impuissance, parce qu’en réalité il ne s’agit pas d’une impuissance à agir, mais d’une impuissance à être extérieure aux enjeux politico-économiques.

Nonfiction.fr – Carrefour, qui s’est développé dans le cadre du marché français et continue à y imposer des monopoles locaux, est devenu le numéro deux mondial, présent sur tous les continents : y a-t-il une spécificité du système juridique français qui rende possible ce type de développement plus aisé en France qu’ailleurs ?

Pascal Philippart – Notez quand même que tout n’est pas négatif : la France possède un champion en la matière, si la dimension cocardière présente un sens en ces temps d’internationalisation… du capital. On peut dire que la bonne santé du secteur de la grande distribution est aussi le résultat d’un contexte réglementaire favorable au-delà des apparences et des discours. Je ne sais pas si l’on peut parler d’intention législative, mais force est de constater que cela ressemble à ce qui a été mis en œuvre à d’autres époques dans d’autres secteurs quand la France avait une volonté de politique industrielle, de fabrication et de développement de champions nationaux… Il ne s’agit donc pas de spécificité de notre système juridique. L’instrumentalisation de la loi par les acteurs politiques et économiques n’est pas une caractéristique exclusivement française.

Nonfiction.fr – Finalement, quelles conclusions doit-on tirer de ces analyses relativement à la défense des intérêts des autres acteurs : peut-elle encore se jouer sur le terrain juridique, et le cas échéant, sous quelles formes et à quelles conditions ?

Pascal Philippart – Il faut que cela puisse encore se jouer sur le terrain juridique, sinon c’est la jungle. Mais il faut surtout comprendre la loi comme un jeu entre acteurs dont les intérêts divergent au moins en partie. Le législateur est un arbitre intéressé aussi par le gain du match. La défense des intérêts des uns et des autres passe par leur capacité respective à se faire entendre, à peser, à convaincre, à participer aux débats, qu’ils soient démocratiques ou catégoriels. La conclusion à tirer de ces analyses, s’il n’y en a qu’une, est que la loi est un jeu de société auquel il faut impérativement participer. Elle n’est pas une donnée abstraite, sauf à s’en abstraire


- Propos recueillis par Pierre-Henri Ortiz
 

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