Une enquête sociologique sur le viol jugé en cour d'assises à partir de l'étude de dossiers de procédure judiciaire... ambitieux mais frustrant.
L'ouvrage de Véronique Le Goaziou, Le viol, aspects sociologiques d'un crime : une étude de viols jugés en cour d'assises (2011), propose les résultats d'une recherche collective, intitulée Les déterminants de la criminalité sexuelle (Étude du viol), menée entre janvier 2009 et mai 2010. L'objectif de l'ouvrage est d'une part de saisir le regard que porte l'institution judiciaire sur le viol, "le degré de gravité qu'elle leur accorde et le traitement qu'elle réserve à leurs auteurs" , et d'autre part de comprendre ce qui se cache derrière la catégorie juridique du viol à travers l'étude des faits, des profils des auteurs et des victimes et des circonstances de leur rencontre.
Si l'ouvrage se scinde en huit chapitres, nous pouvons parler de quatre grandes thématiques : 1/une synthèse des réflexions et productions scientifiques sur le viol et la présentation de la méthodologie de l'enquête ; 2/une étude du viol jugé en cour d'assises à partir d'une typologie basée sur la relation auteur(s)/victime(s) (corps de l'ouvrage); 3/les ressorts psychosociologiques du viol ("les motivations conscientes ou inconscientes des auteurs") ; 4/le traitement judiciaire des dossiers.
L'enquête de Véronique Le Goaziou porte sur un matériel unique: 406 dossiers judiciaires de viol jugés par les cours d'assises de Paris, Versailles et Nîmes pendant différentes périodes comprises entre 1998 et 2003. Certains de ces dossiers comprenant des types de viol différents (selon la typologie de l'auteur), ce sont 425 affaires impliquant 488 auteurs et 566 victimes qui ont été étudiées. Ce matériel exclut les plaintes classées sans suite ou correctionnalisées et ne permet de traiter que des viols parvenus jusqu'en cour d'assises de l'une des trois juridictions. A l'inverse, sont incluses dans l'étude les affaires ayant conduit à un acquittement du prévenu et celles en cours d'appel. De fait, l'enquête ne porte pas tant sur le viol que sur le viol jugé en cour d'assises, comme l'indique le sous-titre de l'ouvrage.
Les dossiers de procédure judiciaire ne sont pas, en tant que tels, soumis à l'analyse, bien que la sociologue admette qu'il s'agit d'"une reconstruction policière et judiciaire de la réalité" . Ils permettent à l'auteur de tirer des récits des faits, des données sur les identités et histoires des auteurs et des victimes (âge, profession, profession du père, problèmes rencontrés durant l'enfance et à l'âge adulte pour les auteurs, ou encore temps entre le viol et le dépôt de plainte pour la victime) ainsi que d'autres éléments relatifs au traitement judiciaire (temps de l'instruction, type et quantum de la condamnation, etc.). Ces dossiers ont effectivement l'avantage de ne pas contraindre Véronique Le Goaziou à n’adopter qu’un point de vue, mais de lui permettre de traiter à la fois des auteurs, des victimes et des faits. Néanmoins, si l'ouvrage se veut tridimensionnel, l'analyse porte surtout sur les auteurs et les faits, reflétant probablement ainsi la teneur des dossiers de procédure qui contiennent peu d'informations relatives aux victimes ). Nous pourrons regretter que le groupe de recherche n'ait pas confronté ce matériel construit à l'observation des débats judiciaires et qu'il ne l'ait pas complété par des entretiens de recherche. Véronique Le Goaziou justifie ces absences en précisant : "notre objectif n'étant pas de procéder à une analyse des agirs judiciaires, nous nous sommes dès lors contentés d'en examiner les entrées (la saisie des faits par la justice) et les sorties (les décisions finales à l'issue du jugement)" . A partir de ce matériel, la sociologue propose des analyses quantitatives et des résumés de différents récits de viols en une quinzaine de lignes chacun.
Véronique Le Goaziou a fait le choix d'une catégorisation en cinq types, basée pour les quatre premiers sur la relation auteur-victime : elle distingue les "viols familiaux" (196 affaires), des "viols conjugaux" (19 affaires), des "viols de proximité" (72 affaires) et des "viols de faible connaissance" (115 affaires) ; le cinquième type étant les "viols collectifs" (23 affaires) qui se distinguent compte tenu de la multiplicité des auteurs. La répartition des dossiers judiciaires a l'inconvénient de créer des catégories très restreintes (notamment celles des "viols conjugaux", des "viols de proximité" et des "viols collectifs") qui sont néanmoins soumises à l'analyse statistique. Nous ne pourrons que grincer des dents en découvrant plusieurs tableaux croisés, sur les vingt-cinq que propose l'ouvrage, avec des populations n=15, n=19 ou encore n=23 sans que jamais l'auteur ne nuance ces conclusions portant sur de si faibles échantillons.
Certaines analyses de Véronique Le Goaziou sont sujettes à discussion. Pour exemple, que signifie la comparaison entre les différentes condamnations selon la classification (viol familial, conjugal, de proximité, etc.) lorsque les éventuelles circonstances aggravantes sous-jacentes ne sont pas évoquées par la sociologue ? Autrement dit, qu'est-ce qui permet de penser que c'est la relation auteur-victime qui est à l'origine de peines différentes et non les circonstances aggravantes (viol sur un mineur de moins de quinze ans, viol commis par une personne ayant autorité sur la victime, viol en réunion, viol par une personne qui abuse de l'autorité que lui confèrent ses fonctions, etc.), noyées par la typologie ? Ainsi, lorsque la sociologue s’interroge sur la différence des quantum de peine entre les "viols collectifs", plus lourdement condamnés que les "viols sur collatéraux", elle l'explique d'une part par les plus importants antécédents judiciaires et une plus forte tendance à nier les faits parmi les auteurs du premier type de viols, et d'autre part par la "perception des faits" : un viol d'une personne par plusieurs individus serait "moins bien admis" qu'un (des) viol(s) commis par une seule personne (même sur une longue période). La classification est, sans doute, à l'origine d'une perte de sens en se tenant trop à distance des textes juridiques. Autre illustration : questionnant le temps écoulé entre les faits et leur révélation, la sociologue propose un tableau croisé durée/type de relation auteur-victime qui souligne la parfaite opposition entre le "viol familial" et le "viol de faible connaissance", le premier, déclaré le plus souvent au moins un an après les faits, et le second, pour les trois-quarts, quelques heures après. L'utilisation de données socio-démographiques (notamment l'âge de la victime au moment du viol) auraient sans doute, à différents moments, apporté des réponses plus pertinentes à l'analyse de l'objet.
Véronique Le Goaziou s'intéresse à la répartition sociale des auteurs de viol et souligne la très forte surreprésentation des chômeurs et des inactifs et, à l'inverse, la sous-représentation des cadres et des professions intermédiaires par rapport à la distribution globale de la population active établie par l'Insee. Alors que les enquêtes de victimation soulignent que les auteurs de viol proviennent, dans des proportions comparables, de tous les milieux sociaux, l'enquête du groupe de recherche relève que les auteurs des viols jugés aux assises appartiennent dans une très forte majorité aux milieux défavorisés . "Pourquoi et comment les crimes sexuels commis au sein des classes sociales favorisées échappent-ils aux cours d'assises ?" interroge la sociologue avant de proposer une explication de la sur-criminalisation des viols commis par des auteurs appartenant aux milieux défavorisés par deux mécanismes. D'une part un phénomène de non-judiciarisation dans les classes supérieures qui disposent de filtres (la non-dénonciation et le fait qu'ils sont plus enclins à mieux se défendre devant la justice et la police) et d'autre part une attention particulière portée aux catégories sociales les moins favorisées (cette population est à la fois plus "surveillée", que ce soit par des assistants sociaux ou par les services médico-sociaux, et également plus vulnérable, ayant des difficultés à se défendre). De ces observations, l'auteure tire deux perspectives. D'une part, la sociologue suggère qu'il conviendrait de mener une étude à différents moments de la chaîne pénale afin de saisir si les orientations prises par le parquet sont corrélées au milieu social des auteurs. D'autre part, elle souligne que ce constat atteste de l'absence de crédibilité des discours qui prétendent que la population condamnée est représentative de la délinquance et de la criminalité effectives.
L'avant dernier chapitre de l'ouvrage se détache quelque peu de l'ensemble en proposant une analyse psychosociale des "motivations des auteurs de viol" dans une tentative de rationalisation du viol. L'objectif de cette démarche est de "porter attention aux déterminants psychosociaux des viols commis par des auteurs sur leurs victimes […] afin de comprendre les "ficelles" qui animent ces individus sur un plan intime mais […] également de restituer le sens de ces viols en tant que faits psychosociaux" . La sociologue tente de décrypter les ressorts qui animent les auteurs et propose une grille de six catégories d'intention : le "viol à dominance sexuelle" ; le "viol au service d'une violence" ; le "viol de la revanche" ; le "viol règlement de compte" ; le "viol patriarcal" ; le "viol d'initiation". Ces éléments de motivation sont issus des entretiens menés par des psychologues et psychiatres mandatés par les juges d'instruction et sont par conséquent à la fois des "discours pour l'intérieur" (ou reconstruction biographique) et des "discours pour l'extérieur" (ou construction d'éléments de défense).
Cet ouvrage ambitieux a le mérite de proposer plusieurs clés de compréhension de ce fait social mais provoque une certaine frustration chez le lecteur tant les questions, et par conséquent les attentes, demeurent nombreuses
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