En pleine campagne démocrate, le livre de Krugman est convaincant et instructif, malgré une faiblesse dans les détails.

L’entrée dans le cycle électoral de 2008 aux États-Unis a engendré une série de publications de plus ou moins bonne qualité. Côté démocrate, le livre de Paul Krugman revêt une importance un peu particulière, à l’aune du parcours de son auteur. En effet, ce dernier a commencé par être, dans les années 1970, le jeune spécialiste de l’économie internationale le plus en vue de sa génération, recevant par exemple la médaille John Bates Clark, qui récompense le meilleur économiste de moins de 40 ans. Ses théories ont révolutionné l’approche de l’espace en économie. Mais contrairement à la plupart de ses collègues, il ne s’est jamais enfermé dans sa tour d’ivoire, publiant des tribunes dans la revue de gauche Slate, puis des éditoriaux dans le New York Times. Ces dernières années, il a fait du journalisme d’opinion son activité principale, voguant avec talent entre le monde académique (où son aura reste majeure :  il est régulièrement cité comme lauréat possible au Prix Nobel) et politico-journalistique.


L'affirmation progressive des principes républicains

The Conscience of a Liberal, le livre qu’il a publié cette année, reflète bien cette ambiguïté. Comme le montre son titre (qu’on peut traduire approximativement par "La conscience d’un homme de gauche"), c’est avant tout un essai politique. Bien qu’il se serve de l’histoire (depuis le Gilded Age, c'est-à-dire la fin du 19ème siècle jusqu’à nos jours), et d’économie évidemment (principalement autour de la réduction des inégalités et de leur récente restauration), c’est avant tout de stratégie politique que Krugman nous parle. Le scénario est relativement simple : la politique "modérée" qui s’était imposée aux deux partis après la Seconde Guerre mondiale a été brisée par le mouvement conservateur qui s’est emparé du parti républicain. La victoire de Reagan, puis des Bush père et fils ont installé une idéologie radicale au pouvoir, alors que des présidents comme Eisenhower ou Nixon étaient des républicains du centre. Pour recentrer la politique américaine, il faut que le parti démocrate adopte les mêmes techniques, et parvienne à la même efficacité. Cette trame s’appuie sur plusieurs chaînons d’analyse : l’évolution des inégalités et son impact sur le pouvoir des riches, l’importance des questions syndicales et raciales, le rôle des intellectuels néoconservateurs dans la construction de droite radicale, etc. Le tout se lit comme un roman et forme une argumentation puissante et influente, insufflant une cohérence entre les inégalités économiques et les déséquilibres politiques.

Mais de manière surprenante, les passages les plus convaincants sont ceux où il traite d’histoire et de politique, pas d’économie. Analysant le passé, il distingue trois périodes : avant le New Deal, la politique se fait au service des riches. Les syndicalistes sont souvent persécutés, toute atteinte à la propriété privée par des impôts est vue comme une intrusion de l’État dans la liberté individuelle, et il n’y a donc presque pas de redistribution et aucune protection sociale, qui est perçue comme une abomination socialiste.  Dans cette période d’industrialisation et de croissance rapide, la conséquence est que les richesses sont extrêmement concentrées dans les mains de quelques familles, qui ont d’autant plus de facilité à imposer leur agenda politique, et donc à maintenir leurs avantages.

D’après Krugman, le New Deal permet de renverser cette situation, construisant un État fort, interventionniste, redistributif. Les syndicats jouent un rôle croissant dans la fixation des salaires. La guerre est souvent une période de rattrapage des salaires, l’exception étant ici que le partage de la croissance de la productivité au profit du travail s’est poursuivi dans l’après-guerre. Bref, il décrit en détail ce que l’école française de la régulation a nommé "le compromis fordiste". La consolidation de l’État-providence, qui aurait apparu comme "communiste" quelques décennies auparavant, devient un sujet de compromis politique dans les années 1950. Ici, Krugman utilise les travaux de politistes qui ont montré que les années 1950-1960 sont celles où les désaccords partisans sont les plus réduits, en ampleur et en nombre. Le "cercle vertueux" enclenché est aisé à dessiner : plus de redistribution implique moins de domination des riches (les grandes fortunes diminuent, dans l’absolu), et donc un pouvoir détenu par une classe moyenne satisfaite du consensus imposé par le New Deal.

Le livre est tout à fait passionnant quand il entre dans les racines de la période actuelle, détaillant la construction du conservatisme radical. Celui-ci s’appuie à la fois sur les frustrations des plus riches, qui financent de nombreux think-tanks chargés de rétablir une "bonne pensée" économique, et sur une "morale" religieuse et sociale, souvent liée au racisme. Le conservatisme naît de l’alliance étonnante du Sud blanc et pauvre et des classes les plus aisées, avec une hostilité commune contre un État-providence que les néoconservateurs présentent comme profitant aux fainéants, et implicitement, aux Noirs (Krugman analyse longuement la campagne de 1980 de Reagan, qui démarre par un discours à Philadelphie dans le Mississipi et en montre tout l’implicite et le symbolisme racistes). Alors que le parti démocrate, de Roosevelt à Kennedy, était parvenu à fidéliser le vote Noir, la radicalisation républicaine reposait principalement sur la frustration et le ressentiment de la classe moyenne blanche. Là encore, selon Krugman, la logique est imparable : attaque contre l’État-providence, augmentation des inégalités, domination politique de l’argent, réduction du pouvoir syndical.

Sans rentrer dans les détails, le récit historique et politique est très convaincant. On ne peut en dire autant de ces démonstrations économiques, comme son analyse de la remontée récente des inégalités entre les années 1980 et 2000. Ce phénomène a engendré des milliers de pages dans les revues d’économie, et les explications qu’il privilégie (baisse de l’impôt pour les plus riches, du salaire minimum et de l’influence des syndicats en bas de l’échelle) sont plausibles, mais il n’a pas encore été prouvé qu’elles étaient déterminantes. L’auteur commet des imprécisions plus regrettables pour son niveau, se contentant par exemple de donner l’évolution du salaire médian pour décrire les inégalités (alors qu’il s’agit d’un indicateur très imparfait de celles-ci). Bref, on peut être déçu par des passages pourtant cruciaux dans sa démonstration.


S'affirmer démocrate

Ses derniers chapitres, qui cherchent à indiquer à la fois ce qu’il va se passer et ce qu’il faudrait faire, ont les mêmes caractéristiques : une vision d’ensemble puissante et cohérente, qui force l’admiration, mais une certaine négligence quant aux détails. Il donne des raisons d’être optimiste : de nombreuses études d’opinion montrent que les Américains sont de moins en moins racistes et intolérants, et donc que cette barrière raciste qui a empêché de faire entendre une voix ouvrière pourrait être en train de tomber. Il montre aussi les enjeux principaux des élections : le système de santé, qui plonge dans une crise profonde aux États-Unis, et pour lequel Krugman préconise une adaptation du système français. Enfin, il donne les clés politiques pour un succès démocrate à venir : répondre aux "partisans" néoconservateurs par une même force de tir, intellectuelle et populaire.

Dans le positionnement actuel des candidats démocrates, une telle position est perçue comme un soutien à Hillary Clinton contre Barack Obama. En effet, bien que la première soit souvent perçue comme "plus à droite" sur un certain nombre de questions, sa stratégie consiste à s’appuyer sur les victoires démocrates pour réformer, tandis qu’Obama insiste sur la possibilité de mesures bipartisanes (adoptées à la Chambre des Représentants et au Sénat par ses membres des deux partis). Pour Krugman, une telle stratégie n’est plus tenable depuis la radicalisation du parti républicain, qui a supprimé les places au Congrès de ses membres modérés. Seule la tactique "camp contre camp" a une chance de réussir. Le deuxième point de stratégie est qu’il recommande, en écho avec Hillary Clinton, de s’appuyer sur les forces syndicales. L’avenir proche dira si les électeurs démocrates suivent son avis.

Pour conclure, on ne peut que recommander la lecture du livre pour une vision à la fois acérée du monde politique et articulée de manière cohérente, entre économie et politique. Les thèses sont parfois défendues de manière légère, mais on ne peut qu’être impressionné par la "Big picture" dessinée par Krugman. À défaut ou en complément, il ne peut être qu’utile de suivre ses opinions (à propos de la campagne évidemment mais aussi de sujets plus divers comme la crise financière) sur son blog titré avec imagination… "The Conscience of a Liberal" sur la plateforme du New York Times, et ses tribunes dans le même quotidien.

 

* La version française de cet ouvrage ("L'Amérique que nous voulons", Flammarion) a été publiée avec le soutien du CNL.