Un ouvrage riche et utile mais parfois desservi par les partis-pris de son auteur.

Les éditions La Découverte publient en un seul volume la célèbre anthologie de l’anarchisme de Daniel Guérin parue en deux volumes en 1999 et précédemment aux éditions Maspero. La présentation est à la fois chronologique et thématique, ce qui permet au lecteur de suivre les grandes évolutions de la pensée anarchiste à travers ses principaux auteurs et ses principales expérimentations.

Le recueil s’ouvre sur une courte biographie de Max Stirner, souvent méconnu car éclipsé par son contemporain, Proudhon. Sont ensuite reproduits plusieurs de ses écrits. Sa philippique sur l’éducation n’a pas perdu de sa fraîcheur. Il est toujours bon de lire que la pédagogie doit avoir pour but de "former des personnalités libres, des caractères souverains".

Proudhon figure naturellement en bonne place. Outre sa critique de la propriété privée, son analyse de la révolution de 1848 et la détestation du système représentatif sont largement développés. Il est d’ailleurs intéressant de constater que le rejet des élections professé par Proudhon ne provient pas seulement de sa défense, typiquement anarchiste, de la liberté individuelle. Il pense certes que l’électeur abdique cette précieuse liberté lorsqu’il s’abaisse à désigner des représentants mais son dégoût pour les élections est plus profond. Il s’enracine dans sa propre expérience de député en juin 1848. Il estime en effet que cette tâche l’a tellement absorbé, l’empêchant d’être attentif à ce qui se passait alors dans la rue et de tenir le rôle qui aurait dû être le sien auprès du peuple révolté.

Bakounine et ses premiers disciples (le Belge de Paepe et le Suisse Schwitzguébel) occupent à eux seuls un cinquième de l’ouvrage. Courant de révolution en insurrection – Paris et Prague en 1848, Dresde en 1849, une tentative vers la Pologne en 1863, l’Italie à partir de 1867 – et longtemps emprisonné par le tsar, Bakounine a laissé des pages fondatrices contre l’Etat, l’Eglise et pour un fédéralisme international. De larges extraits de ses polémiques avec Marx soulignent parfaitement que Bakounine, comme d’autres anarchistes, avait su déceler très tôt les dangers du communisme.

Daniel Guérin a cependant choisi de faire l’impasse sur un texte fort connu de Bakounine, sa Confession (parue aux PUF en 1974). Revenant sur sa vie, le penseur russe y fait mine de se repentir de ses convictions anarchistes afin d’obtenir le pardon du tsar, qui ne le lui accorda pas. Emporté par sa volonté de réhabiliter l’anarchisme, Daniel Guérin passe ce texte sous silence, comme s’il avait voulu laver la honte que représente pareille soumission à l’autorité. Pourtant, par sa Confession, Bakounine prouve à la fois son talent de conteur et sa loyauté. Il ne dénonce en effet aucun de ses camarades et n’enjolive les événements que pour mieux rester fidèle à ses idées.

Après Bakounine, le jurassien James Guillaume reprend et développe la pensée fédéraliste de son infatigable précurseur. Vient ensuite Kropotkine qui, délaissant sa condition princière, a consacré sa vie à lutter contre le communisme collectiviste et l’autorité, d’où qu’elle vienne, y compris au moment de la révolution russe. Il défend un ”communisme libertaire”, où l’État serait aboli et où chacun préserverait sa liberté au sein d’une association d’égaux, la Commune. Grand voyageur, il aide les anarchistes suisses, espagnols et français et passe de nombreuses années à Londres avant de rentrer en Russie en 1917. Il comparaît à Lyon en 1883 dans un procès anti-anarchiste au cours duquel il défendra ardemment les idées de liberté et d’égalité. Sa vaste culture historique et scientifique, son sens de la fraternité font de Kropotkine l’un des plus brillants penseurs anarchistes.

Les quelque trois cent pages restantes sont consacrées à des personnages qui ont voulu transcrire les idées anarchistes dans la réalité, fût-ce à une petite échelle. Malatesta, dans les années qui ont suivi l’unification de l’Italie, Makhno, après 1917 en Ukraine, Durutti et la CNT en Espagne, Fernand Pelloutier, Émile Pouget et les anarcho-syndicalistes français à la fin du XIXe siècle ont tous tenté de faire vivre l’anarchisme. La plupart ont été écrasés par les communistes, qui voyaient en eux de dangereux concurrents.

Le terrorisme anarchiste n’est pas oublié, en la personne d’Émile Henry, poursuivi après un attentat dans un café parisien en 1894 et qui utilisa son procès pour lire une fervente déclaration en faveur de l’anarchisme. Il est regrettable que Daniel Guérin ait choisi de reproduire la majeure partie de la déclaration de Henry, en omettant néanmoins d’expliciter les rapports entre terrorisme et anarchisme défendu par certains groupuscules parisiens de l’époque. Là encore, Daniel Guérin occulte ce qui pourrait obscurcir le tableau. Il aurait mieux valu montrer que pour quelques-uns, l’anarchisme passait par la violence. Pour minoritaire qu’elle ait été, cette tendance a longtemps été assimilée à ce courant du socialisme et a ainsi contribué à son dénigrement. L’œuvre de réhabilitation de l’auteur aurait dès lors été plus complète si elle avait été agrémentée d’une mise en perspective du terrorisme anarchisant.

Le recueil de Daniel Guérin a le grand mérite de réunir un corpus de textes variés, offrant un large panorama de l’anarchisme du milieu du XIXe au début du XXe siècle. Le lecteur souhaitant découvrir la pensée anarchiste comme celui qui voudrait se replonger dans les textes fondateurs y trouveront leur compte, pour peu qu’ils soient conscients que la ferveur de l’auteur l’a parfois conduit à laisser quelques pans de l’histoire de côté. Pour un regard légèrement plus critique et prolongeant l’analyse jusqu’à la fin du XXe siècle, on peut cependant se reporter au Petit Lexique philosophique de l’anarchisme de Daniel Colson