Tous les matins de décembre ont vu déferler dans la presse israélienne des articles sur la guerre culturelle qui agite le pays. La ségrégation des femmes, pomme de discorde qui a enflammé les médias, ne date pas d’hier. Les nombreux débats sur les mœurs discriminatoires des juifs ultra-orthodoxes ou Haredim   et la possible ou impossible concrétisation de leur idéologie religieuse dans une société démocratique, cachent cependant un problème beaucoup plus grave.

Sans doute, une série d’incidents survenus à des intervalles très courts ont-ils réussi à tirer les laïcs de leur léthargie légendaire, obligeant du coup le gouvernement à réagir, du bout des lèvres, en condamnant une situation désormais jugée intolérable. Le 14 décembre, Haaretz publie un article sur les pratiques discriminatoires de la radio ultra-orthodoxe Kol Barama affiliée au parti politique Shas   et appartenant à la deuxième chaine télévisée israélienne. De fait, la radio s’abstient systématiquement d’interviewer des femmes, aussi qualifiées soient-elles, dans ses programmes   .

Le 18 décembre, Tanya Rosenblit, jeune femme de 28 ans, fait la Une des journaux en montant dans une des lignes du réseau routier Egged entre Ashdod et Jérusalem qui est "réservée" aux voyageurs Haredim. Tania monte, s’installe à l’avant du bus, et, diable de femme, elle ne se laisse intimider ni par les injures ni par les imprécations proférées contre elle, ni par le retard du bus, ni par l’intervention de la police cherchant surtout à calmer les esprits en conseillant à la jeune femme d’éviter les provocations. Rappelons que ce bus, et bien d’autres encore, font partie des transports publics subventionnés par l’Etat et que de plus, les tarifs y sont préférentiels. Le Haredi est donc trois fois privilégié : une première fois, en imposant sa loi discriminatoire et outrageante dans un espace public qui lui est strictement réservé (second privilège) et, enfin, en payant deux fois moins cher son billet de bus. Quelques jours plus tard, un incident encore plus violent émeut le public. Le 23 décembre, le journal télévisé de la deuxième chaîne israélienne, projette un reportage où une gamine de huit ans se trouve insultée et crachée dessus par un Haredi qui trouve sa tenue vestimentaire indécente. La petite Na’ama Margolise agressée, elle-même issue d’une famille orthodoxe, attire les projecteurs sur la ville Beit-Shemesh, située à une trentaine de kilomètres de Jérusalem et dont le tissu démographique s’est métamorphosé suite aux constructions de logement réservées aux familles nombreuses des ultra-orthodoxes. Quelques 5000 manifestants débarquent le 27 décembre sur le lieu de la honte pour dénoncer l’inaction des autorités et le laxisme avec lequel elles réagissent à la violence croissante des ultra-orthodoxes.

La ségrégation des femmes et les mesures discriminatoires prises contre elles dans les milieux ultra-orthodoxes n’est pas un scoop en Israël. Les bus réservés aux Haredim où les femmes doivent s’asseoir derrière, les lignes d’attente différentes aux caisses de certains supermarchés, les entrées séparées dans des cabinets médicaux, les panneaux intimant l’ordre aux femmes de changer de trottoir dans des quartiers de Jérusalem comme Mea Shéarim, l’interdiction d’afficher à Jérusalem, à Bnei Brak et autres villes ultra-orthodoxes, des panneaux publicitaires à la fois de nature commerciale et de nature politique   représentant des femmes, et, tout dernièrement, la polémique autour du droit de chanter des femmes soldats avec les hommes soldats dans le cadre de cérémonies militaires officielles, illustrent un même danger autour duquel un consensus national exige des mesures pour stopper la montée d’un fondamentalisme religieux radical.

Cette mobilisation générale en faveur des valeurs démocratiques pourrait être la preuve de la force et de la vitalité d’une société pluraliste consciente de ses faiblesses et capable de rester sur ses gardes face aux dangers de certains “groupes intégristes” ou “milieux fondamentalistes”   . Mais ce sont justement ces mots utilisés pour circonscrire le phénomène et le réduire à une portion limitée de la population religieuse qui effraie. Le problème de l’exclusion des femmes de la sphère publique dans les radios religieuses comme Kol Barama ou la polémique autour des femmes soldats ne concerne pas certains groupes d’ultra-orthodoxes, mais de larges pans de la société israélienne religieuse orthodoxe en général. Certes, la ségrégation des femmes prend parfois des formes extrêmes et donc intolérables, mais elles se nourrissent à la source de mesures coercitives profondément intériorisées chez les juifs pratiquants orthodoxes d’origine ashkenaze et sépharade, comme par exemple les interdictions d’ordre vestimentaire très strictes ou la défense de toute forme de promiscuité physique entre les sexes comme le simple serrement de main.

Ces pratiques n’ont pas toujours existé et la radicalisation religieuse va de pair avec un repli général de la population israélienne religieuse qui, sous le couvert superficiel de mœurs quelques peu différentes, professe et intègre un discours religieux messianique au-delà des différences ethniques et des origines traditionnelles hétérogènes et même au-delà de choix de vie (carrière professionnelle, service militaire, études universitaires) qui semblent a priori tout à fait distincts. En témoigne la désapprobation le plus souvent murmurée et truffée de circonlocutions des rabbins les plus éminents du pays face aux pires manifestations de ségrégation et d’intolérance religieuses dont il a été question. Ce silence devrait inquiéter le public laïc bien plus que les excès d’une minorité qui se permet de faire ce qu’elle fait parce que justement les autorités publiques et gouvernementales leur donnent via leurs rabbins un appui financier qui est en soi la pire discrimination qui existe aujourd’hui en Israël.

C’est étonnant que pendant ce mois de décembre, le livre de Sefi Rachlevesky publié en 1998, Hamoro shel ha-Massiah’h (l’Âne du Messie)   n’ait pas été évoqué par tous ceux qui déclarent vouloir se battre pour la défense de la démocratie en Israël. L’enquête très pointue qu’avait mené l’écrivain après l’assassinat de Rabin sur l’histoire de la théologie juive à travers les communautés diasporiques, décrit et explique la transformation graduelle, mais irrévocable, des mouvements religieux sionistes qui étaient au départ associés à l’entreprise d’un Etat juif démocratique promoteur de valeurs universelles. Rachlevesky montre comment des mauvais calculs politiques, des alliances quelque peu perverses, et trois balles tirées sur un chef d’Etat plébiscité ont renforcé un nouveau messianisme qui s’éloigne graduellement des valeurs démocratiques.

Ce qui se passe aujourd’hui semble résulter d’au moins trois forces conjointes : un aveuglement qui s’ignore de la population laïque qui demeure profondément attachée à son identité religieuse et qui continue de prôner la fraternité et la solidarité entre juifs sans vouloir admettre la profonde déchirure idéologique ; une alliance de plus de trente ans entre la droite laïque politique et les partis religieux, ce qui a permis à ces derniers, et à eux seulement, de bénéficier d’un modèle de l’Etat providence qui ferait rougir d’envie les pays scandinaves tandis que la population israélienne a crié sa frustration l’été dernier   ; enfin, le déploiement et l’uniformisation du discours religieux qui prie pour la substitution de la démocratie par une théocratie selon la halakha juive. C’est le vœu prononcé par l’un des chefs de file des colons de Judée et Samarie, Benny Katsuver, activiste reconnu au plan national, qui dans une interview accordée au rabbin Shalom Bahar Krombi le 4 janvier 2012 pour le journal “Beit Mashiah” (“La Maison du Messie”)   affilié au mouvement hassidique Chabad, a déclaré que le rôle de la démocratie israélienne était terminé. Katsuver, qui n’est pas un ultra-orthodoxe extrémiste, a précisé qu’il était temps d’établir un Etat halakhique. Pour lui, les manifestations contre la ségrégation des femmes dans les milieux Haredim sont une tactique de la gauche qui cherche par tous les moyens à fragiliser le gouvernement actuel et à mobiliser l’opinion publique, d’une part, et, à “profaner la sainteté des lois juives”, d’autre part   . Une gauche qui à ses yeux oublie qu’elle n’est que l’âne du messie, au service de la cause messianique pour ensuite, une fois la révolution religieuse achevée, disparaître