Une histoire du design réduite à 101 mots clés : ou comment le défi n'est finalement pas relevé.

À la base le pari éditorial était risqué, mais pouvait tout de même se révéler séduisant. Proposer un petit glossaire du design comprenant 101 "mots" et pas une seule image, qui plus est "à l’usage de tous". Soit, une cible très large, une discipline aux contours un peu flous, l’obligation de tout passer par l’écrit, la contrainte des 101 entrées : le défi paraît impossible. À moins de proposer un regard plus exotique qu’exhaustif, ou de s’essayer à la rédaction d’un manifeste, l’ouvrage prend le risque d’aboutir à une impasse. Voyons comment le défi est relevé.

Ouvrant l’ouvrage par une citation de Guy Debord : "le spectacle est la principale production de la société actuelle", les auteurs nous mettent directement dans le bain. Pour eux, le design correspond à cette société du spectacle, comme nous allons le voir. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, présentons les deux auteurs. Ma première, Marion Vignal, est journaliste à L’Express-Styles, auteure d’un ouvrage paru en 2009 Femmes Designers un siècle de créations et elle dirige la collection Design etc. aux Éditions Archibooks. Mon second, Cédric Morisset, est commissaire d’exposition et contributeur au magazine A.D. ainsi qu’au Figaro. Mon tout mêle donc journalisme, biographies de créateurs et exposition.

Design culte

Si on suit les auteurs, il semblerait que les designers produisent des objets uniquement afin de devenir connus et reconnus. En témoigne le paragraphe sur la chaise : "Exercice de base de tout designer, la création d’une chaise relève d’une extrême complexité : comment réinventer notre quotidien tant de fois réinterprété ? Avec plus ou moins de brio, chaque nouvelle générations de designers se prête pourtant à l’exercice avec l’envie et le souci de léguer une icône à la postérité". Le designer n’œuvrerait donc que dans le "souci de léguer une icône à la postérité", et non pas tout simplement et plus prosaïquement, pour permettre au quidam de s’asseoir.

Et l’ouvrage de développer le champ lexical de l’icône : tout devient "icône du design", "pièce iconique", "projets emblématiques", "une des pièces les plus célébrées de l’histoire du design", "un objet de référence parmi les plus copiés au monde", "produit star de la vie quotidienne", … Ce ton emphatique n’est pas pour autant gage d’une analyse subtile de toutes ces fameuses "icônes incomparables" et lasse le lecteur qui finit par croire que le design ne procède qu’en une collection d’objets désignés comme cultes. Le design se trouve ici réduit à sa dimension d’image, devenant pur produit marketing pour une société en quête de signes extérieurs de culture. Aucun intérêt ne point pour l’objet, son usage, la façon dont on se l’approprie, dont il nous accompagne dans nos vies de tous les jours. En bref, aucun amour de l’objet pour lui-même n’est ici perceptible.

Parmi les trop rares références présentes dans ces 101 mots le lecteur rencontrera sans surprise le Système des objets de Jean Baudrillard et l’ouvrage Mythologies de Roland Barthes. Par ailleurs seront évoqués Design, introduction à l’histoire d’une discipline d’Alexandra Midal, un survol de Raymond Guidot et un ouvrage sur Konstantin Grcic dirigé par l’auteure elle-même. La plupart du temps, les écrivains s’appuient sur des expositions, des foires ou des salons, sans même mentionner les catalogues des évènements susdits. En bref, pas grand-chose à se mettre sous la dent, et nulle bibliographie ne vient à la rescousse du lecteur insatisfait.

People-Design

Marion Vignal et Cédric Morisset aiment les designers, et par conséquent, ils se plaisent à écrire sur quelques uns d’entre eux. Pourquoi pas, le design s’écrit évidemment avec les designers. Mais on regrettera l’effet de notice biographique qui nous raconte en détails le conte de fée de la vie du couple Charles et Ray Eames, le mariage des Knoll, l’enfance d’Andrée Putman en passant par l’arbre généalogique d’Ora-Ïto… Sans compter l’effet "rubrique nécrologique" évoquant la mort de certains designers. Ainsi, les auteurs semblent inconsolables de la mort prématurée de Joe Colombo dont il sera question trois fois en seulement 96 pages !

De plus, le côté name dropping (vous savez, cette figure de style qui consiste à citer tout un tas de noms connus, en vue d’impressionner le lecteur) fatigue, d’autant plus qu’il ne s’agit que de survol. On préfèrerait entrer davantage dans la pensée des designers, se frotter à leurs perspectives sur la discipline, découvrir leur pratique du métier, plutôt que de saisir leur vie privée. Néanmoins, certains s’en sortent un peu mieux, et curieusement ce sont ceux qui ont bénéficié récemment d’une exposition parisienne chroniquée dans L’Express, tels Pierre Paulin, Charlotte Perriand ou Jasper Morrison.

Une histoire héroïque du design


Non contents de contribuer à la starification du design et des designers et au déplacement de la discipline vers une simple question d’image et d’objets-icônes, Marion Vignal et Cédric Morisset proposent une légende dorée du design. Ainsi, les architectes sont bien incapables de créer de bons objets, même s’ils flirtent avec le design. Il est ici principalement question des fauteuils "de dentiste" de Jean Nouvel. Et de conclure : "Du pur concentré de design d’architecte, sans artifices, mais sans charme non plus". Sans autre forme de procès. Pourtant, un peu plus haut, il était question de la bouilloire de Michael Graves (architecte s’il en est) pour Alessi "toujours best-seller de la société". Comme quoi, les choses sont toujours plus complexes que ce que les courts articles nous laissent parfois croire.

Par ailleurs, les deux auteurs ont un tic d’écriture très journalistique qui consiste à finir chaque paragraphe par une chute, une phrase-choc, sans nuances, qui est censée conclure le sujet. Et il s’agit parfois des mêmes formulations… Ainsi, "une leçon de design" est utilisée à la forme interrogative pour la lampe Tolomeo de Michele de Lucchi et à la forme affirmative à propos de la lampe Arco d’Achille et Pier Giacomo Castiglioni (oui, apparemment c’est dans la conception de lampes que se donnent les meilleures leçons de design).

Les architectes d’intérieur ne sont pas en reste non plus : "Ne dites jamais à un designer qu’il est un décorateur, il risquerait de très mal le prendre. La décoration, en France, est souvent synonyme d’artifices et de mièvrerie. Les décorateurs préfèrent s’appeler architectes d’intérieur." Ces derniers apprécieront.

Mais les propos les plus condescendants concernent l’artisanat : "On le croyait mort […]. En passe de sortir de son image ‘ringarde’, l’artisanat commence à s’adapter plus ou moins rapidement pour mieux prendre part au grand jeu de la société de consommation. Finie (ou presque) l’ère des artisans-artistes auteurs de chefs d’œuvre de cuir bouilli à la technique impressionnante mais à l’esthétique douteuse ! Les artisans s’associent de plus en plus aux designers pour proposer une offre nouvelle." Heureusement, le designer est là pour sauver l’artisanat, qu’il en soit dignement remercié et célébré. On passera sous silence le passage sur le bois, du même acabit et tout aussi consternant.

A contrario, les enjeux sociétaux tels que la crise économique, le développement durable, ou même l’enseignement qui concernent directement l’éthique comme la pratique du designer sont très vite balayés et jamais mis en perspective ou problématisés. Il n’y a pas de place pour ce type de questions dans cette présentation du designer comme héros des temps modernes.

Wassily m’a tuer


Si "Dieu est dans les détails", comme l’affirmait Ludwig Mies van der Rohe, aucune lueur sacrée ne se reflète dans ce petit ouvrage. D’une part, il demeure un certain nombre de fautes d’orthographes impardonnables ("maison en préfabriquée", "pour que ce groupe fasse encore autant rêvé", …) qui irritent les yeux du lecteur déjà sérieusement agacé. D’autre part, des coupes dans le texte ont entraîné des trous dans nombre de paragraphes qui rendent certaines liaisons peu compréhensibles, tandis que d’autres phrases se répètent. On pourra aussi s’énerver de certaines erreurs dans les exemples cités : ainsi ce n’est pas le fauteuil Wassily de Marcel Breuer qui est en porte-à-faux mais les chaises B32, B33 ou B34

L’impression générale qui ressort de la lecture est celle d’un livre mal fini, vite bâclé. Il apparaît donc que cet opus des "101 mots" consacré au design passe à côté du sujet et constitue un contre-exemple de ce dont le design a besoin. Nous conseillons au lecteur curieux de se pencher plutôt sur l’ouvrage rédigé par Ruedi Baur dans la même collection, Les 101 mots du design graphique, qui fait figure de manifeste et qui traduit une vraie pensée de la discipline.

 

Critique écrite en partenariat avec Strabic.fr