Un ouvrage d'un grand intérêt pour faire le point sur l'actualité de l'oeuvre de Carl Schmitt.
Quiconque voudrait se tenir informé des débats en cours concernant l’œuvre et la pensée de Carl Schmitt, ne pourra faire l’économie de ce riche ouvrage, véritable synthèse de l’actualité de Carl Schmitt et des problèmes posés par cette œuvre complexe. L’approche et la méthode instruite dans cet ouvrage tranchent avec les débats passionnés qu’a connus la réception de l’œuvre et des idées de Carl Schmitt. Le premier principe auquel s’attache l’auteur, Jean-François Kervégan - spécialiste de philosophie politique, en particulier de l’œuvre de Hegel - est de partir des thèses de Carl Schmitt elles-mêmes et non des polémiques qu’elles ont pu susciter ; cela afin de repenser à nouveaux frais les conséquences de celles-ci, et de contourner l’enthousiasme et l’envoûtement irrationnel suscité par l’œuvre ou bien le procès à charge comme le proposait un volume d’article parus en 2009
L’ouvrage se compose de deux parties bien distinctes. La première propose une introduction et les précautions méthodologiques inhérentes au traitement d’un objet " explosif " comme celui-ci et fait le point sur les réceptions diverses de l’œuvre de Carl Schmitt (faisant la part belle à la réception allemande), ainsi qu’une solide biographie synthétique. La deuxième partie plus thématique, explore cinq thèmes essentiels de l’œuvre, en en discutant les thèses essentielles, tout en insistant sur leur place au sein de l’œuvre de Schmitt (l’œuvre de Schmitt connaît en effet des phases bien distinctes dont la plus connue et accessible est celle de Weimar comprise entre 1919-1933 durant laquelle Schmitt publie ses livres les plus connus). Cependant d’autres pans importants de son œuvre, celle plus tardive sous Hitler étant encore peu connue voire occultée font l’objet de l’intérêt de l’auteur. L’auteur en vient à insister sur la remarquable stabilité des préoccupations théoriques schmittiennes dans la période 1919-1945, venant ainsi interpréter l’engagement nazi de Schmitt comme un reflet des idées de celui-ci concernant le devenir de l’Etat, la disparition de l’idée moderne de celui-ci et sa transformation en concept d’Empire. Autant d'idées qui se retrouvent dans cette fuite en avant qu’a représenté le nazisme.
L’auteur ne va pas s’épargner plus loin une analyse de son intérêt pour l’œuvre de Schmitt, partie la moins intéressante du livre, dans laquelle il s’essaie à justifier la position qu’il adopte par rapport à Schmitt. En complexifiant inutilement sa sortie de l’œuvre de Schmitt par l’exploration des ambiguïtés sémantiques du verbe partir comme point de départ et comme rupture, l’auteur en vient à nier l’idée même qui transparaît après la lecture du livre, celle d’une justice rendue aux concepts schmittiens et à leur pertinence dans le débat contemporain. Il ne s’agit pas pour autant pour celui-ci d’une réhabilitation complète, mais d’une discussion rationnelle des postulats de celle-ci.
Les parties suivantes sont d’un plus grand intérêt, puisqu’elles offrent un aperçu fouillé des grands thèmes schmittiens. Ceux-ci sont abordés toujours dans leur appréhension au sein de l’œuvre de Schmitt prise dans son entier, permettant ainsi au lecteur de se débarrasser de quelques idées reçues. Le rapport de Schmitt au catholicisme, source de malentendus, est ainsi lu au travers des sens différents attribués à l’idée de théologie. Si la tradition de l’Etat moderne initiée par Hobbes, se conçoit comme celle d’une prédominance de la pensée rationnelle, alors Schmitt s’en présente volontiers comme le garant, et celui-ci dans la mesure où il prend forme sur le rejet de la théologie comme instance souveraine (celle-ci apparaît en effet aux Modernes comme cause de multiples guerres confessionnelles) : le héraut de la raison devient ici l’Etat moderne. Ainsi Schmitt apparaît-il, selon les mots de Kervégan lui-même comme "chrétien de race, mais adversaire de la théologie" . L’antithéologisme de Schmitt s’accorde donc sur l’idée que dans la mesure où la théologie au sens politique insiste sur l’idée de "conviction radicale" à défaut de le faire sur l’idée de responsabilité, celle-ci est donc à rejeter. Mais les ambiguïtés ne sont pas pour autant dissoutes, puisque l’auteur se demande ce que peut donc bien signifier, venant de la plume de Schmitt lui-même l’expression "je suis un théologien de la science juridique". Il apparaît ici qu’au terme théologien est associé une dimension plus générique qui est celle d’une légitimité supérieure (Schmitt convoque par ailleurs à quelques reprises le motif du katekhon, celui qui sauve ou retient le monde du désastre) pour infirmer l’idée de positivisme juridique. Ainsi cette matrice théologique conserve-t-elle une pertinence au sein de la position décisionniste de la pensée de Schmitt, que l’auteur de la monographie pointe à juste titre du doigt comme "pouvant conduire vers des rivages sombres" .
La dernière partie apparaît également comme d’un grand intérêt puisque celle-ci est consacrée à la question de l’unité du monde, en particulier à la question de savoir si celui-ci peut constituer un ordre juridique à part entière, et sous quelle forme il vient à apparaître. L’effondrement du jus publicum europaeum qui vient transformer les rapports entre Etats permet l’instauration d’un nouvel ordre juridique, dont la nature examinée par Schmitt de manière polémique devrait nous permettre de mieux comprendre certaines configurations actuelles liées au nouvel ordre international dans lequel nous vivons. En soulignant la pertinence des questions posées par Schmitt, l’auteur de l’étude affiche une certaine affinité avec les analyses de Carl Schmitt, tout en prenant bien soin de montrer le contexte dans lequel certaines thèses ont été énoncées (notamment le fait qu’elles cherchaient souvent à appuyer la politique du IIIe Reich). La fin de l’Etat moderne bâti sur le traumatisme des guerres de religion européennes, la réapparition de la notion de guerre juste, la convocation d’un nouvel ordre juridique laissant de côté l’ordre juridique interétatique traditionnel, sont des éléments qui évoquent des problématiques contemporaines, pour lesquelles les analyses de Schmitt se montrent pertinentes. Le déclin de l’Etat-nation dans le dispositif juridique apparu après la Première Guerre mondiale avec la création de la Société des Nations, constitue un épisode-clé des polémiques instruites par le juriste allemand.
Le déclin de l’Etat moderne auquel Schmitt était attaché va constituer une grille d’analyse importante pour comprendre le nouvel ordre mis en place après 1918. La nature de cette ordre est d’abord celle d’un changement qualitatif important, celui du passage d’un espace territorial clos au Grossraum (grand espace) qui "recouvre l’ambition inavouée d’une domination du monde fondée non pas sur le contrôle politique direct mais sur une combinaison d’hégémonie économique et d’interventionnisme justifié par une argumentation morale et humanitaire" . Ce nouvel espace que l’on peut aisément identifier à celui dominé aujourd’hui par les Etats-Unis, nous autorise en quelque sorte à penser les transformations juridiques et leurs effets sur la politique, mais surtout la nature de ce nouvel ordre mondial fondé sur la coexistence de "plusieurs grands espaces ou blocs indépendants qui établiraient entre eux un équilibre et, avec lui, un ordre de la terre" . Ce sur quoi l’auteur conclut son chapitre et qui vient corroborer l’idée schmittienne qu’une justice distributive et un ordre juridique international unifié comme celui que nous connaissons aujourd’hui sont toujours le résultat d’une prise, de l’établissement d’un ordre dont la violence n’est pas exempte. Le monde, sous cette perspective radicale ne peut être qu’un horizon et non une réalité juridique. Mais comment sortir de cette vision fondatrice radicale ? Cette vision apparaît ainsi à l’auteur comme bonne à prendre pour renoncer à l’illusion d’une vision pacifiée du droit, mais mauvaise dans les solutions radicales qu’elle propose, puisque pour sortir de cette violence fondatrice du droit s’imposerait selon le diagnostic schmittien "une sorte de mystique de la violence sacrée" .
Les conclusions apportées au livre, avancent l’idée que la pensée de Schmitt sous son aspect polémique, dont les limites étaient rapidement évoquées au début du livre : "La limite épistémique de la pensée schmittienne tient sans doute à cela même qui peut nous séduire en elle : elle adopte systématiquement le point de vue du ou bien…ou bien […] Cette logique est extraordinairement efficace pour dénoncer une opinion commune […] elle l’est en revanche bien moins pour penser au-delà des alternatives reçues tout en les prenant au sérieux." Schmitt est ainsi perçu par l’auteur comme incitant à poser les bonnes questions. Il est en effet un polémiste hors pair, mais incapable de pousser le traitement des questions jusqu’à leur terme hors des enjeux polémiques. Cette réduction de l’œuvre du juriste allemand à son essence polémique est, elle aussi, prise dans un étau de contraintes qui n’autorise pas à penser l’apport de cette pensée pour des philosophes contemporains qui ont voulu discuter l’œuvre de Schmitt jusqu’au terme de ses conclusions, réactualisant ainsi ses concepts-clés (Agamben, Derrida ou encore Balibar) et donnant de l’ampleur à l’œuvre sans pour autant s’en séparer. Et que seraient alors des penseurs modérés, capable de traiter leurs objets au-delà du combat polémique si nécessaire à une pensée vivante ? A cette question, le livre ne répond pas, mais il offre tout de même un remarquable portrait duquel beaucoup pourront tirer profit