Postés sur les toits du parlement, des militaires assistés de jeunes en civil lancent des pierres, des meubles et des cocktails Molotov aux manifestants situés en contrebas. Plus loin, place Tahrir, des militaires frappent des femmes de l’âge de leur mère et tabassent une jeune fille voilée, à moitié dénudée, et trainée par ses tortionnaires sur la chaussée. Ces quelques images, parmi la multitude qui s’est propagée dans les médias et sur les réseaux sociaux, ont choqué l’Egypte et le monde. Une nouvelle fois. L’incertitude plane désormais sur le déroulement des élections législatives et sur les intentions du Conseil Supérieur des Forces Armées, CSFA, chargé d’assurer la transition démocratique depuis la destitution d’Hosni Moubarak.

Déjà très critiqués pour l’usage répété et excessif de la force, les généraux sont accusés par une part croissante de la société de vouloir maintenir l’ancien régime et d’étouffer la révolution. Si tous les partis s’entendent pour dénoncer les violences, les options proposées pour mettre un terme à cette situation explosive, ne font pas l’unanimité au sein de la classe politique.

Afin que l’armée se retire du pouvoir, la Coalition des jeunes de la Révolution   et des figures politiques majeures issues des partis socialistes et libéraux exigent l’avancement de l’élection présidentielle. Un impératif revendiqué de longue date. Initialement annoncée d’une façon indéterminée pour 2013, les généraux se sont engagés à l’organiser avant juillet 2012, contraints par des mobilisations massives et après que 44 personnes aient été tuées dans des heurts contre la police fin novembre. Aujourd’hui, ils demandent l’annulation de l’élection de la chambre haute du parlement ou Shura, qui débute fin janvier. À la place, ils réclament l’organisation de l’élection présidentielle soit le 25 janvier, jour du premier soulèvement contre Moubarak, ou le 11 février, jour de la chute du raïs.

Cette précipitation soulève cependant des interrogations. De nombreuses voix objectent que les candidats ne disposeraient que de très peu de temps pour mener leur campagne tandis que d’autres soulignent la nécessité de rédiger une nouvelle constitution avant qu’un président ne soit élu, pour limiter les pouvoirs excessifs que Moubarak s’était octroyés. Autre éventualité : le Président de l’Assemblée -la chambre basse du parlement- dont la troisième et dernière étape de l’élection a débuté, constituerait un gouvernement de salut national. Il assurerait l’intérim et organiserait l’élection suprême.

Dans tous les cas, une inconnue de taille demeure : l’attitude des généraux face au futur Président. De quelles prérogatives disposera-t-il? Pourra-t-il gérer les affaires de l’Etat sans l’assentiment préalable du Conseil militaire? Seule une figure dotée d’un leadership incontesté pourrait affirmer son indépendance. Or aucun des candidats potentiels, dans un paysage politique fragmenté, ne semble disposer du soutien nécessaire.

Par ailleurs, les Frères Musulmans, principale force politique et grands vainqueurs des élections, refusent ces scénarios. S’ils ont dénoncé du bout des lèvres les violences, ils ont néanmoins annoncé leurs intentions de respecter le calendrier électoral établi par le CSFA, et accusent les “révolutionnaires de Tahrir” de chercher à déstabiliser le pays. Cet alignement sur les desiderata des généraux répond à deux nécessités. L’une, évidente et électorale, permet au Parti Liberté et justice, l’organe politique des Frères, de poursuivre son ascension par les urnes. La seconde, démentie par la confrérie mais corroborée par de nombreux indices et décriée par les révolutionnaires, veut que les Frères aient conclu une alliance avec les militaires. Ce marché garantirait à la confrérie, longtemps interdite par Moubarak, son entrée en politique. En échange ils s’abstiendraient de contester l’autorité des généraux, confinant la mobilisation à une relative minorité, et offriraient une issue de secours à des militaires soucieux de se prémunir contre une démocratie à même d’enquêter sur leurs crimes et sur leurs privilèges, notamment économiques.

Depuis le coup d’État de Nasser en 1952, les forces armées sont le pilier central du régime. Sous Moubarak, issus de leurs rangs, elles ont vécu dans une opacité totale concernant leurs affaires internes, leurs budgets et leurs comptes. Les généraux ont ainsi pu bâtir un empire économique, présent dans les secteurs du tourisme, de l’industrie et de l’immobilier. Signe des moyens financiers considérables à leur disposition, les forces armées viennent d’accorder un prêt d’un milliard de dollars à la banque centrale pour soutenir une économie au bord du défaut de paiement. Véritable État dans l’État, elles cherchent à préserver leur indépendance dans la nouvelle Egypte et tentent d’imposer à la transition démocratique des règles qui leurs garantissent une immunité.

Pour pérenniser leur emprise sur l’échiquier politique tout en se dégageant une issue favorable, les généraux cherchent à contenir l’influence de chaque force politique. Afin de limiter les pouvoirs des islamistes, qui contrôlent déjà plus des 2/3 de la future assemblée, la déclaration constitutionnelle, base légale approuvée par référendum en mars, ne permettra pas au nouveau parlement de former le gouvernement ou de lui retirer la confiance. Autrement dit il sera dépourvu du contrôle de l’exécutif, détenu par les militaires.Ces derniers, pour neutraliser les révolutionnaires, mènent une propagande infamante, qui place le Conseil Supérieur en garant de la stabilité face à une conspiration menée contre l’Egypte par des “ennemis extérieurs” et leurs “alliées intérieurs”, les activistes de Tahrir. En d’autres termes : “le chaos ou nous”.

La récente descente et saisie de matériels par des militaires sans mandats, dans 17 bureaux de cinq O.N.G œuvrant pour la démocratie, avaient pour but de prouver les financements en provenance de l’étranger de ces organisations. Des intimidations à valeur d’avertissement contre des démocrates trop audacieux. Un signal, aussi, à l’attention de cette part de la société sensible à cette argumentation.

Une grande majorité de la population, apeurée par l’incertitude de l’avenir, préoccupée par le ralentissement de l’économie, l’effondrement du tourisme et inquiète de l’insécurité, réelle ou ressentie, considère le maintien du CSFA au pouvoir comme un moindre mal. Pour atténuer l’impact négatif des violences sur cette population, le Conseil Supérieur a commandé aux procureurs militaires d’enquêter sur les “brutalités” des militaires. Et dans sa grâce, le Maréchal Tantaoui, chef du Conseil Suprême a ordonné la libération de 90 opposants et de deux bloggeurs, dont l’influent Alaa Abdel Fattah. Des effets d’annonce peu convaincants alors qu’environ 12 000 civils arrêtés arbitrairement sont en attente de jugement ou ont déjà été condamnés, puis incarcérés par des tribunaux militaires, davantage que durant les 30 ans de règne de Moubarak.

Afin de ménager les critiques et de donner des gages, le Conseil Supérieur vient d’accéder à minima aux revendications des forces révolutionnaires. Le juge Mohamed Attia, ministre des relations avec le parlement, cité dimanche par l’hebdomadaire Al Ahram dans sa version arabe, a déclaré que le dépôt des candidatures pour la présidentielle aura lieu en avril, plus tôt que prévu, mais après que les deux chambres du parlement soient élues et que la nouvelle constitution soit rédigée puis approuvée par référendum. Ces déclarations n’apaisent pas les tensions et les craintes des révolutionnaires, inquiets des nouvelles manœuvres que le CSFA pourrait encore déployer. A quelques jours de l’anniversaire de la révolution, le 25 janvier, l’Egypte se tient sur la corde raide.