Jusqu'à la crise de 2008, la désindustrialisation était considérée comme un phénomène normal dans les pays développés et la situation de la France à cet égard n'inquiétait pas grand monde, mais les choses ont changé.

La désindustrialisation que connaît la France est un problème, par son ampleur et son accélération, à cause de ses effets sur l’emploi, les salaires et le commerce extérieur, et en raison de la difficulté d’y remédier. Pascal Artus et Marie-Paule Virard, dans le format d’essai qu’ils affectionnent, en donnent une présentation générale, qui va du constat aux solutions, bonnes et moins bonnes, en passant par l’analyse des causes, mais également des effets du phénomène.

Une désindustrialisation couplée à une dégradation des parts de marché à l’exportation


Le premier chapitre est consacré au constat. Il pâtit malheureusement de l’absence de graphiques. On en trouve une partie dans le rapport des États généraux de l’industrie, mais on pourra aussi se référer pour ceux-ci à la note récente sur le même sujet de Patrick Artus pour Natixis "Made in France", où les données sont actualisées et complétées. De 2000 à 2008, l’industrie française a perdu environ 500.000 emplois, tandis que sa part dans le PIB baissait de 18%   à 14%. Elle comptait 5,3 millions d’emplois en 1980, 3,9 millions en 2000 et plus que 3,4 millions en 2008.

On sait (grâce notamment à L. Demmou) qu’une partie de cette baisse renvoie à l’externalisation de certaines fonctions par les entreprises industrielles (dont l’impact serait toutefois assez réduit sur la période 2000-2008) et qu’elle s’explique pour le reste par des gains de productivité non compensés par une nouvelle demande de produits industriels ou encore par la concurrence étrangère (sachant qu’en volume la part de valeur ajoutée de l’industrie se maintient quasiment sur la période, ce qui a pu être considéré jusqu’à une période récente comme une preuve que les pertes d’emplois s’expliquaient plutôt par les gains de productivité).

Mais les auteurs n’entrent guère dans ces distinctions, préférant insister sur la faible part à laquelle l’industrie française se trouve réduite, aussi bien en termes de valeur ajoutée que d’emplois, par rapport à ses principaux voisins. En dix ans, entre 1999 et 2008, la part de l’industrie manufacturière dans la valeur ajoutée marchande a reculé de 6 points, de 22% à 16% (cf. la remarque ci-dessus), contre 3 points pour la zone euro, de 25,5% à 22,4%. La part de l’emploi industriel dans l’emploi total a également baissé plus rapidement en France que dans les autres pays, de près de 20% quand la baisse était limitée à 14% en Allemagne, 12% en Italie et 14% en moyenne dans l’Union européenne   . Les périmètres retenus varient ici sans arrêt. Dans la note pour Natixis, Patrick Artus opte, d’une manière qui nous semble plus cohérente, pour la part dans le PIB de la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière en volume cette fois, dont le maintien en France mais également la progression en Allemagne (avant la chute de 2009) se sont accompagnés d’une baisse, plus marquée en France mais effective en Allemagne également, de la part dans l’emploi total de l’industrie manufacturière.
Tous les secteurs sont touchés. Entre 2000 et 2008, l’emploi diminue ainsi en France de 23% pour les biens de consommation, de 16% ans dans l’automobile et les biens intermédiaires, de 8% dans les biens d’équipement et l’énergie, et de 3% dans l’agroalimentaire   . De fait, sur les 17 sous-secteurs considérés, celui de la “pharmacie, parfumerie et entretien” et le seul à avoir créé des emplois sur la période, avec un modeste +1%   . Et la crise de 2008 a encore accéléré le mouvement.

La fragilisation de l’industrie trouve sa traduction dans les comptes du commerce extérieur avec une balance commerciale qui se dégrade désormais rapidement, y compris si l’on fait abstraction du renchérissement du prix de l’énergie   . “Désormais déficitaire dans l’automobile […], défiée dans l’agroalimentaire [où la France est désormais devancée dans la liste des principaux pays exportateurs par les Pays-Bas et par l’Allemagne], l’industrie française est bousculée aussi sur ses “niches” historiques : nucléaire, trains rapides, avions sont de plus en plus produits en zone dollar ou dans les pays émergents qui exigent, pour prix de leurs mirifiques commandes, des transferts de technologie de plus en plus importants.”    Parallèlement, la part de la France dans les exportations mondiales recule très fortement depuis 1995, et ce plus rapidement que ses voisins.“Entre 1995 et 2010, la France a abandonné 35% de ses parts de marché. Seuls le Japon et le Royaume-Uni ont fait pis. Le Canada a perdu 25%, Les États-Unis, la Suède et l’Italie 20%, l’Allemagne et les Pays-Bas ont stabilisé leurs positions et l’Espagne les a même améliorées.”   . Les pertes de marché de la France concernent toutes les régions du monde et tous les secteurs. On pourra se reporter à ce sujet à une autre note de P. Artus pour Natixis.

Un positionnement insuffisamment haut de gamme

Le chapitre suivant traite des causes du phénomène. Les auteurs commencent par écarter l’idée que la désindustrialisation puisse s’expliquer par la durée du travail : la durée annuelle moyenne est plus faible en Allemagne qu’en France et, a fortiori, dans les autres pays du Sud (Espagne, Portugal, Italie ou Grèce), tandis que l’âge effectif moyen de départ à la retraite est comparable entre ces derniers et l’Allemagne (celui-ci est plus faible en France, mais les auteurs le passent ici sous silence, jugeant probablement que la plus forte durée annuelle compense cela).

Ils examinent ensuite la différence du coût du travail : au cours des dix dernières années, les coûts salariaux unitaires ont certes augmenté plus rapidement en France qu’en Allemagne, mais l’écart est nettement moins important si l’on regarde la seule industrie manufacturière pour laquelle les différences constatées ne peuvent a priori expliquer à elles seules les écarts de compétitivité et notamment de performance à l’exportation   . Mais le jugement diffère si l’on prend en compte le bénéfice que tire l’Allemagne de l’externalisation dans les pays à bas coûts (principalement les PECO) d’une partie de sa production industrielle, grâce à laquelle “le coût salarial unitaire “réel” de l’Allemagne est sans doute 20% plus bas que celui des autres grands pays de la zone euro.”   . Voir à ce sujet la note que Patrick Artus a consacré à la compétitivité-coût de l’Allemagne pour Natixis.
Elle a atteint ce résultat, ce qui est particulièrement important, tout en favorisant la montée en gamme de son offre, dans la mesure où ce qu’elle est allée chercher dans ces pays, c’est du travail qualifié   . Ce positionnement lui a alors permis de surmonter sans encombre l’appréciation de l’euro depuis 2002 tout en préservant ses marges   .
A contrario, l’industrie française a un positionnement trop milieu de gamme, qui explique qu’elle ait souffert beaucoup plus de cette appréciation de la monnaie unique. Un positionnement qu’il faut mettre en relation avec un déficit d’innovation et de qualité de son offre. La faiblesse des dépenses de R&D de la France par rapport aux pays qui investissent le plus a été relevée à de multiples reprises. Ces dépenses sont concentrées sur un tout petit nombre de filières. Elles débouchent trop rarement sur des innovations de rupture et elles se traduisent par un trop faible nombre de brevets   . On sait aussi que la France investit structurellement moins et depuis longtemps dans l’éducation supérieure que ses principaux partenaires   . Finalement, ce positionnement se reflète également dans le défaut de vitalité du segment des entreprises de “moyenne-haute technologie” et du tissu de PME, qui ont du mal à grandir (notamment parce qu’elles ont du mal à se financer), sont trop peu nombreuses à exporter et sont trop souvent et trop vite rachetées par de grands groupes   .
Autre cause et non des moindres, la fiscalité sur les entreprises reste également plus lourde en France que chez nos voisins, avec la question clé des prélèvements sociaux. Un environnement plus favorable aux entreprises suppose en priorité une réforme fiscale. Il suppose aussi une évolution des politiques publiques pour qu’elles prennent systématiquement en compte la compétitivité de l’industrie   . Les auteurs y reviennent plus loin. 
Mais il faut aussi faire la part de caractères culturels, expliquent-ils, qui jouent en défaveur de l’industrie, au premier rang desquels on trouve l’affaiblissement de l’idée de progrès ou encore le succès dans notre pays du principe de précaution.
Les auteurs reviennent à ce stade sur la question de l’euro, expliquant qu’il a joué, lorsqu’il a commencé à s’apprécier à partir de 2002, le rôle de révélateur de mauvais choix et politiques, privés et publics, insuffisamment orientés vers le haut de gamme,  au moment où les pays émergents montaient véritablement en puissance   . Mais ils expliquent également, et c’est sans doute là une idée plus intéressante, qu’il a favorisé contrairement à ce qui avait été envisagé au moment de sa création, soit une homogénéisation des économies de la zone, une plus grande spécialisation productive entre pays, qui a ainsi accéléré la désindustrialisation de la France et d’un certain nombre d’autres pays du Sud, réduisant au passage leurs perspectives de croissance future   .

Des effets délétères


Les auteurs consacrent le chapitre suivant aux effets de la désindustrialisation. L’échec d’une spécialisation sur les nouvelles technologies et les services sophistiqués (la fameuse création d’emplois à forte valeur ajoutée dans l’industrie et les services) couplés aux services domestiques est aujourd’hui patent, pour au moins trois raisons, expliquent-ils. Les deux premiers secteurs n’offrent pas de débouchés suffisants en termes d’emplois. Deuxièmement, sans industrie forte, les gains de productivité, les emplois qualifiés et bien payés, et la croissance s’atrophient. Enfin, le faible excédent commercial des services ne permet pas de compenser le déficit des biens   , ce qui, si l’on considère que la désindustrialisation a toutes les chances de réduire également l’épargne   , se traduit alors par un accroissement, bientôt immaîtrisable, de l’endettement privé ou public. La démonstration est ici efficace, mais on peut tout de même lui faire deux objections. La première est qu’elle fait sans doute trop peu de cas des possibilités d’évolution qualitative des services, qui ne seront peut-être pas toujours voués aux emplois déqualifiés. La seconde, qu’elle ne nous renseigne pas sur le pourcentage de la valeur ajoutée que l’industrie devrait regagner pour produire un effet bénéfique. L’écart avec des pays comme l’Allemagne ou la Suède, donnée plus loin en exemple, est en effet très conséquent (de l’ordre de 10 ou 15 points de PIB) et un rattrapage significatif peut ainsi apparaître hors de portée.
Pour le reste, les auteurs n’ont pas de mal à nous convaincre que “loin de se limiter à l’économie, les dégâts provoqués par la désindustrialisation pèsent de tout leur poids sur l’évolution de la société française et investissent le champ démocratique.”   , même si le lien qu’ils semblent faire entre celle-ci et les difficultés que rencontrent les jeunes en particulier   mériterait peut-être d’être davantage étayé.

L’illusion du protectionnisme

Cette situation a conduit récemment des économistes et des hommes politiques, à gauche comme à droite, à préconiser le rétablissement des barrières douanières et la relocalisation de la production. Ces préconisations n’ont de sens que sous des conditions bien définies, expliquent les auteurs : une démarche protectionniste n’a quelque chance d’être efficace que s’il existe une substituabilité forte entre produits domestiques et étrangers et si, en outre, il n’y a pas à craindre de mesures de rétorsion   . Or, ces conditions ne sont précisément plus réunies aujourd’hui : la mondialisation actuelle a fait disparaître la substituabilité entre production domestique et production étrangère   au profit d’une complémentarité en raison de la segmentation des processus de production   et le type de barrières à ériger est alors bien compliqué à concevoir.
On peut prendre l’exemple de la Chine. “D’abord, environ deux tiers des exportations chinoises sont à mettre à l’actif non de firmes à capitaux chinois mais de firmes étrangères installées en Chine. Se protéger contre les importations chinoises pénaliserait donc surtout des entreprises européennes, américaines et japonaises. […] Ensuite, le contenu en importations des exportations chinoises est très élevé. Se protéger contre les produits chinois reviendrait donc à se protéger contre les productions de toute l’Asie, […] car la Chine est encore surtout un centre d’assemblage des productions asiatiques.”   . On peut aussi se demander s’il est vraiment judicieux d’ériger ses barrières au moment où l’augmentation des salaires va réduire l’avantage dont bénéficie la Chine, tout en ouvrant des marchés très conséquents aux produits occidentaux.   . “En 2011, les prix des produits importés depuis les pays émergents représentent en moyenne 58% de leurs  équivalents américains ou européens lorsque ceux-ci existent. […] les coûts unitaires de production augmentent désormais de 9% l’an en moyenne et, avec l’effet change, il faut compter sur une augmentation d’environ 15% de leurs prix en dollars ou en euros. Autant dire qu’à l’horizon de 2015, leur avantage compétitif sera largement émoussé”   . Ce pronostic mériterait certainement d’être regardé de plus près, y compris parce qu’entre temps il faudra compter avec la prochaine génération d’émergents. Mais il suffit à montrer la complexité des éléments à prendre en compte, sans que cela doive nous faire tomber pour autant dans un zélé et naïf libre-échangisme   .

Le sursaut nécessaire en faveur des PME innovantes

Patrick Artus et Marie-Paule Virard consacrent le chapitre suivant aux solutions à mettre en œuvre. Ils se veulent encourageants, même si les exemples de réindustrialisation réussie ne sont pas légion (Ils nous proposent celui de la Suède, mais qu’ils présentent trop rapidement   pour qu’un lecteur non spécialiste de ce pays puisse en tirer réellement profit ; ils évoquent également le cas du Japon). Car la France dispose encore des avantages comparatifs d’un pays industriel, à savoir tout d’abord : le bon niveau de qualification de sa population active et le nombre de diplômés dans les matières scientifiques, où la France, sans se situer au niveau allemand, se défend honorablement par rapport au pays du Sud de l’Europe   . Il en va de même de la capacité à épargner pour accumuler du capital, des dépenses de R&D, malgré ce qui a été dit plus haut, si on les compare à celles de l’Espagne, du Portugal, de l’Italie ou de la Grèce, ou encore de la qualité des infrastructures de transport et du prix de l’énergie. Les causes de la désindustrialisation à la française seraient donc à chercher ailleurs, renvoyant essentiellement à de mauvaises décisions de politiques économiques associées à un fonctionnement non optimal des structures économiques (et des institutions au sens large). Et il ne serait ainsi pas trop tard pour inverser la tendance   .
Ils énumèrent alors rapidement les pistes à explorer. S’ils excluent d’emblée une baisse des salaires, qui ne leur paraît pas adaptée à une situation où l’industrie ne représente plus qu’une petite part du PIB, ils n’en recommandent pas moins de  transférer une partie des cotisations sociales, pour la part relevant de la solidarité, vers un impôt touchant uniformément tous les revenus, ce qui oriente donc plutôt vers la CSG que vers la TVA   . Cette première mesure devrait s’accompagner d’une série d’autres en faveur du développement des PME innovantes et de la recherche scientifique. Au nombre desquelles, la plus emblématique, peut-être, serait de mettre en place une administration dédiée aux PME (à l’image de ce que les États-Unis ont fait il y a longtemps), dirigée par des personnes issues du monde de l’entreprise, qui contribuerait à améliorer les relations entre celles-ci et l’État. Mais il s’agirait aussi de pacifier les relations entre les PME et les grands groupes qui sont leurs donneurs d’ordres   . Enfin, d’essayer de substituer à l’antagonisme qui règne aujourd’hui dans les relations entre les PME et l’ensemble de leurs partenaires une orientation plus coopérative, que l’on trouve dans les pays du Nord, comme P. Artus l’expliquait dans une interview récente sur Xerfi Canal.
Ils signalent au passage le dilemme, qui se pose aujourd’hui à peu près à tous les pays de l’OCDE, entre agir sur l’environnement économique pour favoriser l’industrie ou privilégier le soutien à des secteurs considérés comme stratégiques et/ou à des entreprises innovantes, expliquant que la première voie correspond plutôt à celle choisie par l’Allemagne et le Royaume-Uni dans la période récente, tandis que les Démocrates américains et le Gouvernement français ont plutôt privilégié la seconde. Comme avec la mobilisation de 35 milliards d’euros dans le cadre de l’action du Commissariat général à l’investissement lancé en 2010 par le Gouvernement afin de financer de nouveaux programmes d’investissements dans les secteurs d’avenir   ou encore avec le soutien apporté à un certain nombre d’entreprises via le FSI   . Sans trancher la question en ce qui les concerne.
ils disent un mot des dispositions qu’il conviendrait de prendre concernant la zone euro récapitulant ce qu’ils considèrent comme les trois échecs de la monnaie unique : la surévaluation de celle-ci depuis 2004, l’explosion de l’endettement et des prix des actifs dans les pays qui ont bénéficié d’une forte baisse des taux d’intérêt au moment de la mise en place de l’euro et l’erreur sur la convergence, qui a consisté à ne pas comprendre que la monnaie unique pousserait à la spécialisation productive   . C’est cette spécialisation, qui oblige aujourd’hui à adapter les institutions de la zone euro pour que puissent cohabiter des économies industrielles et de services. Ce qui pose alors la question du fédéralisme et, tout particulièrement, de la volonté de l’Allemagne de s’y engager   . Mais c’est elle finalement qui enjoint également à l’économie française de renforcer son industrie, tant qu’elle en a le potentiel.
Pour finir, le dernier chapitre reprend, en écho à Michel Houellebecq, la perspective d’une France dont l’économie se serait mise à ressembler à celle de la Floride sans subsides de l’État fédéral et sur la voie d’un appauvrissement.
Moins simple qu’il y paraît, il s’agit là d’un livre très stimulant et dont on ne saurait trop recommander la lecture