Histoire de la dernière grande épidémie de choléra dans la France de la Belle Époque.

Tout le monde connaît la grande épidémie de choléra qui s'est abattue sur la France en 1832, ne serait-ce qu'au travers du roman de Jean Giono Le Hussard sur le toit, par exemple. Cette épidémie de 1832 est également la plus documentée par des ouvrages historiques   ou par des thèses de médecine   . L'association, dans l'imaginaire populaire aussi bien que dans les expressions courantes (entre la peste et le choléra…) tend à faire du choléra une maladie d'époques lointaines et révolues, à l’image de la peste, le grand fléau du Moyen-Âge tardif. Pourtant, 1832 n'est pas la date de la dernière mais bien de la première épidémie de choléra en France.

Une maladie emblématique du XIXe siècle

 Le grand intérêt de l'ouvrage de Thibault Weitzel Le fléau invisible, la dernière épidémie de choléra en France, est de se concentrer sur les deux dernières vagues épidémiques qui ont touché la France en 1884 et 1892. Le lecteur prend alors conscience d'une certaine proximité de cette redoutable affection, sentiment renforcé par l'auteur qui insiste dans son avant-propos sur l'actualité de l'épidémie de choléra. En effet, selon une note de l'OMS datée d'août 2011, 3 à 5 millions de personnes sont encore victimes de cette maladie aujourd'hui et, parmi elles, 100 000 à 120 000 en meurent chaque année. L'OMS note en outre l'augmentation constante des cas qui lui sont rapportés   . Si l'épidémie ne concerne plus l'Europe, elle demeure mondialisée. Le phénomène est récent puisqu'il date du XIXe siècle, de la conquête coloniale et du développement des transports longue-distance, ce qui nous ramène à la pertinence de l'approche historique du choléra développée par Thibaut Weitzel.

 Même si la France a souffert durant moins de cent ans de l'épidémie de choléra, l'auteur rappelle en introduction de son ouvrage que c'est une maladie centrale au XIXe siècle et qu'aucune autre affection ne provoque, à cette époque, une terreur semblable, pas même la tuberculose, autre fléau sanitaire emblématique du siècle. Le choléra tient une place à part dans l'imaginaire et dans les mémoires jusqu'à aujourd'hui : il engendre des décès fulgurants, il provoque des symptômes à la fois spectaculaires et dégradants mais surtout il touche grands et petits, riches et pauvres, puissants et faibles sans distinction.

Choléra et évolution de la médecine en Europe

 Jusqu'à la fin du XIXe siècle, le choléra reste un mal très mystérieux parce que personne n'a encore réussi à expliquer son mode de propagation, ni son apparition. Dans Le fléau invisible, la dernière épidémie de choléra en France, Thibault Weitzel s'attache donc dans un premier temps à nous rappeler les différentes étapes de la compréhension biologique de la maladie tout au long du XIXe siècle, révélant des noms de médecins précurseurs mais oubliés comme Snow ou Pacini, jusqu'à la découverte du vibrion par le célèbre Koch en 1883. L'étude des deux dernières épidémies en France, à partir de 1884, se fait donc dans un contexte historique bien différent des épisodes cholériques précédents puisque la cause du choléra vient d'être identifiée.

 Cependant, en s'appuyant sur un important corpus de sources publiées par des praticiens du XIXe siècle, l'ouvrage de Thibault Weitzel nous montre à quel point les débats médicaux et les luttes idéologiques font encore rage parmi les médecins du dernier quart du XIXe siècle. Le fléau invisible, la dernière épidémie de choléra en France se concentre autour du décryptage des différentes positions médicales et politiques devant l'épidémie. Toutes les théories de la contagion présentées à l'époque sont analysées : le choléra se transmet-il par le contact inter-humain, l'air, l'eau ou le sol ? Les conséquences sociales de l'épidémie, à travers la réaction de la société comme à travers les mesures d'hygiène publique prophylactiques mises en place, sont également détaillées avec profit. L'un des volets les plus fouillés de l'étude concerne les politiques de santé publique et les implications de l'idéologie sociale et politique dans la santé, et cela à large échelle.

 En effet, l'un des aspects les plus intéressants et les plus novateurs de l'ouvrage de Thibaut Weitzel Le fléau invisible, la dernière épidémie de choléra en France - que son titre ne laisse pourtant pas présager - est l'élargissement de l'étude à un cadre européen. De fait, l'épidémie a touché tout le continent à la Belle Epoque, des recherches médicales et hygiénistes ont été menées dans tous les grands pays européens et les praticiens comme les autorités publiques se tenaient au courant des avancées réalisées chez les nations voisines. Dans l'optique de l'étude d'une épidémie mondialisée depuis le début du XIXe siècle, sortir des frontières françaises semble absolument pertinent.


Choléra et politiques sanitaires

 Thibault Weitzel décrypte avec talent les différentes façons d'envisager le choléra mais aussi de lutter contre l'épidémie selon les pays et établit clairement que ces points de vue sur la maladie sont très révélateurs du caractère de chaque société européenne. L'auteur montre aussi comment le choléra peut être instrumentalisé politiquement et idéologiquement. A titre d'exemple, l'épidémie devient le prétexte à la fermeture des frontières et à l'interdiction des réunions publiques dans l'Empire allemand, tandis que la Grande-Bretagne libérale n'imagine pas un instant limiter ses échanges et transactions, même avec les Indes, pourtant foyer d'origine du mal. Les autorités britanniques décident d'insister au contraire sur la responsabilité individuelle face à la maladie en incitant chaque sujet à prendre en main sa santé par l'amélioration de son hygiène. Quant à la France, elle ne veut pas affoler sa population ni avouer son impuissance et s'invente donc un choléra spécifiquement français, le cholera nostrus, totalement indépendant et surtout moins virulent que le choléra indien, mais dont l'existence ne repose sur aucune base scientifique. La spécialisation de l'auteur dans l'étude des relations internationales apparaît également dans l'étude des politiques publiques concernant les douanes ou les postes frontières et se révèle précieuse.

Qu'en est-il du choléra « au quotidien » ?  

Le fléau invisible, la dernière épidémie de choléra en France contient en définitive beaucoup d'études théoriques ou institutionnelles générales et laisse la part belle au médecin-chercheur dans son laboratoire ou à l'administration, mais le point de vue du malade de même que celui du médecin de famille sont absents de l'ouvrage. L'on peut regretter que l'épidémie de choléra ne soit pas davantage envisagée dans son aspect plus quotidien, au niveau du village ou même de l'individu. Deux chapitres seulement sont plus concrets à la fin de l'ouvrage, « Sur le terrain » et « La prophylaxie au quotidien ». Cela tient sans doute à la nature des sources utilisées par Thibault Weitzel, parmi lesquelles l'on remarque le manque de sources locales, excepté pour la Lorraine – qui sont sans doute plus facile d'accès pour l'auteur – et encore, toutes émanent d'autorités institutionnelles et administratives. Les ouvrages de théorie médicale qui constituent la base de la recherche présentée par Thibaut Weitzel dans Le fléau invisible, la dernière épidémie de choléra en France ne permettent pas de rendre compte de la réalité quotidienne du choléra dans les villages et les familles françaises de la Belle Epoque. Peut-être n'était-ce pas le but de l'auteur, même si cela laisse indéniablement le lecteur sur sa faim.