Une exploration de la rencontre inattendue entre le rock post-psychédélique et la country chez Dylan et se révèle, bien loin des clichés western, une manière d'analyser la coexistence entre deux Amériques, celle de la Bible Belt et celle de la contre-culture issue du mouvement hippie.


 Il y a plusieurs Dylan. En ce sens l'idée développée dans I'm Not There, le film de Todd Haynes  était des plus justes : faire incarner Dylan par différents acteurs montrait toute la dimension composite du personnage, qui changea d'époque comme Picasso de période. On doit la comparaison à Greil Marcus, qui avait développé l'idée selon laquelle Dylan est le "cubiste"  de la musique populaire américaine.

Dylan était en effet l'artiste qui parvenait au mieux, au fil de son oeuvre, à aborder ce courant qui va du folk au blues en passant par la country sous un angle à chaque fois différent.  Autant de styles, terreaux de toute la musique populaire ultérieure et traces de cette "république invisible"  pour reprendre le titre de l'essai de Marcus, que sont les traditions musicales de l'Amérique en construction du XIXème siècle.

Le passage de Dylan au country rock, étoile filante comprenant les deux albums John Wesley Harding et Nashville Skyline, suivi du suicide commercial de Selfportrait, fut donc crucial. 

En abordant cet aspect de l'oeuvre dylanesque et en en débusquant l'influence ultérieure autant que les racines profondes, c'est un retour du refoulé country au sein de la pop américaine que dévoile François Ducray. La country est de ces ancêtres roturiers qui font tache dans les familles nobles. A l'inverse, les adeptes de country regardent pour leur part les rockers comme des adolescents échevelés dont la famille a manqué l'éducation. Une sorte de honte mutuelle et d'incompréhension hostile définit leurs rapports réciproques. Pourtant, Hank Williams et Johnny Cash furent de grandes figures tutélaires dont se réclamèrent nombre d'artistes à commencer par Dylan, donc. Les enregistrements Sun de Presley, autre monument, sont eux aussi emplis d'un archaïsme country primal que l'on perçoit à travers les hoquets et la rythmique brute d'un "Mystery Train". Les vignettes désespérées que sont les chansons country, ces tragédies grecques hillbilly,  irriguent de leur imagerie de losers magnifiques jusqu'aux ballades folk de Springsteen et Cat Power.

Le débroussaillage entrepris par Ducray est un effort qu'il faut saluer tant il éclaire le public français sur un de ces carrefours majeurs de la pop si méconnu sous nos latitudes. Le country-rock fut un moment essentiel de l'histoire de la pop non tant par les oeuvres qui ont été produites, certes parfois importantes, que parce qu'il révélât une forme particulière de rapport entre art populaire et histoire des mentalités. C'est un rapport complexe et nouveau qu'entretient depuis toujours l'Amérique avec ses productions culturelles de masse: cinéma, jazz, rock, rapport devenu un trait de notre modernité occidentale et se caractérisant par un poids prépondérant d'une fonction sociale des oeuvres sur leur qualité intrinsèque.

Comme le rappelait un historien comme Eric Hobsbawm, le jazz est un des phénomènes les plus importants du XXème siècle, et à sa manière, Ducray nous montre que l'épisode country-rock permet de sonder la fracture politique et sociologique entre deux Amériques que tout oppose au tournant des 70's et le mystère que demeure, à nos yeux, l'unité d'une nation si disparate et traversée de tant de contradictions. Une nation of immigrants liée peut être par le ciment des refrains des vieilles ballades folk qui constituent la fameuse "république invisible".

Ducray nous emmène très vite au-delà de sa source première, vers un panorama plus large des groupes et artistes qui préfigurèrent,  poursuivirent ou accompagnèrent l'excursion champêtre dylanienne, au sens propre comme au sens figuré. Les canadiens du Band enregistrèrent avec lui, dans une maison aux murs roses devenue fameuse, les Basement Tapes, ce monument d'érudition folkeuse et réalisèrent, avec Music from Big Pink et l'album éponyme The Band, deux des oeuvres les plus profondes et terriennes de la période. 

Parmi les contemporains de Bob, les Byrds sont les figures de proue d'un revirement du psychédélisme hippie vers un country-rock fondé sur la nostalgie  conservatrice autant que libertaire d'un monde préservé et naturel, un monde d'avant la ferveur capitaliste,autre mode d'expression d'une révolte paisible que l'on espère partager avec l'Amérique profonde. Bien que l'auteur s'y attarde peu, l'album Sweetheart of the Rodeo, même s'il n' a pas toujours merveilleusement vieilli est important, marquant l'entrée de Gram Parsons, qui y collabora, comme figure centrale de ce mouvement.

On ne dira jamais assez combien Parsons fut l'un des plus extraordinaires interprètes de chanson de toute la deuxième moitié du siècle. Ses duos avec Emmylou Harris, sont une incarnation idéale du dialogue amoureux, un entrelacement des voix dont la force d'évocation n'est pas si loin des plus beaux moments de l'Incoronazione di Poppea de Monteverdi.

Délaissant l'épisode Flying Burrito Brothers, le premier groupe de Parsons, essentiel dans sa maturation, Ducray insiste sur l'impact de la carrière soliste de Gram. On ne s'attardera pas sur la mort tragi-comique, digne d'un film des frères Coen, d'un Parsons drogué et alcoolique au dernier stade, dont la dépouille mortelle fut incendiée en plein désert près du Joshua Tree, constituant un des épisodes les plus grand-guignolesques de toute l'histoire du rock. Bien sûr, on croisera l'ombre discrète du loner Neil Young, des albums Harvest et Southern Man, et des concerts Farm Aid au profit des agriculteurs victimes de la crise.

Enfin, il y a l'autre côté du fleuve, non pas ce rock qui se mâtine de country, mais cette country qui s'ouvre au Rock, cette country alternative (alt-country) des "outlaws" qui refusent le conservatisme d'un univers nashvillien moisi et de devenir la bande-son de l'Amérique blanche réactionnaire sur fond de  pedal steel et de refrains mièvres.

Parmi ces noms dont certains nous sont familiers, de très grands artistes comme Waylon Jennings, Willie Nelson, Johnny Cash, Kris Kristofferson et depuis les années 80 la relève Dwight Yoakam ou Garth Brooks, l'Americana de Ry Cooder déchirant de ses zébrures guitaristiques le silence du désert et bien d'autres encore. On évoquera aussi les esprits de grands ancêtres comme Jimmie Rodgers ou Blind Willie McTell pour le country-blues. Tous ces acteurs, bâtisseurs à plus d'un titre de l'aventure crossover qui réconcilia tenants de la tradition et chantres de la modernité, sont évoqués avec justesse et passion par un Ducray éminemment convaincant qui nous entraîne dans son enthousiasme et son érudition.

L'ouvrage aurait sans doute gagné en force de percussion et en puissance d'évocation, porté par une ambition littéraire plus poussée, d'autant que Ducray sait avoir du style. Les personnages et le sujet y étaient propices. Le format contraignant n'a sans doute pas permis une telle option. Et si le livre demeure avant tout factuel et informatif, ce  parti pris est au demeurant respectable. Ce livre est à recommander toutefois sans réserves car il constitue une source de questionnements et de découvertes dont la discographie intraitable et pointue qui clôt le volume se révèle particulièrement emblématique.

À ranger donc dans sa bibliothèque mélomaniaque contre, tout contre, le Country, les racines tordues du rock'n'roll  de l'incontournable Nick Tosches qui apportera cette dimension romanesque et permettra d'approfondir la question