Nous publions ici l'article de Gabriela Diaz Prieto*, traduit par Maxime Jacquet.

 

Le Mexique est avant tout connu pour être comme une terre d’émigration vers les Etats-Unis ; on va y chercher un meilleur environnement économique et des conditions de vie plus favorables. Néanmoins, au cours des dernières décennies, le pays est également devenu une terre de transit pour des milliers de migrants internationaux qui font route vers le nord et leur rêve américain. La majorité des migrants viennent du Guatemala, du Salvador ou du Honduras, mais on compte également parmi eux des ressortissants d’Etats d’Amérique du Sud, voire des lointains continents asiatique ou africain. 

Le Mexique défend l’une des politiques migratoires les plus restrictives au monde, en réponse à celle des Etats-Unis en matière d’immigration. Du fait de l’absence de contrôle de la frontière sud, l’Institut National de Migration (INM) opère, depuis une dizaine d’années, des arrestations de migrants à travers tout le territoire, même aux abords de la frontière nord. C’est la raison pour laquelle les migrants empruntent, au cours de leurs déplacements, des itinéraires moins surveillés, mais plus dangereux ; le voyage s’en trouve alors bien plus coûteux et plus risqué. C’est ainsi que le crime organisé profite de la vulnérabilité des migrants, et a vu en eux, au cours des cinq dernières années, une nouvelle manne financière : il les enlève, les dépouille et les torture afin d’empocher une rançon. Les femmes migrantes, étaient, elles, considérées comme des proies bien avant cela : la violence sexuelle à leur encontre est une pratique courante dans le fonctionnement du crime organisé, mais elle est aussi perpétrée par les passeurs, les contrebandiers, les fonctionnaires et les autres migrants masculins. Ces crimes sont souvent commis avec la complicité ou l’assentiment des autorités locales. De plus, le manque de sanctions envers les coupables (qu’il s’agisse d’acteurs isolés ou des autorités) des exactions commises contre les migrants contribue à créer un climat propice à ce que se perpétuent les abus et la violence. Les violations des droits des migrants au Mexique se multiplient, si bien qu’on peut parler de véritable crise humanitaire.

Cette crise humanitaire révèle les grands défis que le Mexique doit relever. Le pays laisse le crime organisé gagner du terrain, la garantie des droits de l’homme et le recours à la justice  sont mis à mal par la corruption et l’impunité qui règnent, et il existe un climat ambiant de xénophobie et de violence : tout cela contribue à faire du transit par le Mexique un voyage à haut risque.  

Le présent article analyse les risques des migrations irrégulières à travers le Mexique. Il commence, d’une part, par expliquer les phénomènes régionaux structurels qui sous-tendent, en Amérique centrale, les migrations vers les Etats-Unis, et d’autre part, par évaluer l’ampleur de ces flux migratoires. Nous montrerons ensuite dans quelle mesure la politique migratoire mexicaine s’est durcie, rendant alors le passage par le Mexique plus dangereux et plus cher. Dans un troisième temps, nous étudierons deux grands risques liés au transit irrégulier par le Mexique : l’enlèvement et la violence sexuelle. Enfin, nous envisagerons une série de mesures susceptibles de résoudre cette tragédie.

Les causes des migrations

La majorité des migrants qui transitent de manière irrégulière par le Mexique en direction des Etats-Unis viennent d’Amérique centrale. Les Salvadoriens, Guatémaltèques et Honduriens représentent 93 % des migrants arrêtés en 2009   . Ce phénomène migratoire a commencé avec les guerres civiles des années 1980. A l’issue de ces conflits, l’économie des pays d’Amérique centrale était en ruine, et ce ne sont pas les politiques restrictives imposées par le Consensus de Washington qui ont permis de redresser la situation. Par conséquent, les migrations vers les Etats-Unis se sont poursuivies à travers les réseaux déjà établis, lesquels se sont peu à peu professionnalisés. Par la suite, les catastrophes naturelles telles que les ouragans Mitch en 1998 ou Stan en 2005, de même que les deux séismes qui ont secoué le Salvador en 2001, ont entraîné de nouvelles vagues de migration. Aujourd’hui, la violence est de nouveau un facteur important pour expliquer le mouvement de départ des pays d’Amérique centrale ; la population fuit la violence des gangs, ou maras, ainsi que l’insécurité publique. Il convient d’ajouter que le regroupement familial est un autre facteur de migration non négligeable ; de nombreux jeunes hommes entreprennent le voyage seuls, dans l’espoir de voir leur famille de nouveau réunie aux Etats-Unis.  

L’émigration hors d’Amérique centrale est devenue un processus structurel qui dépend d’une multitude de facteurs et apparait lié à de complexes réseaux économiques, sociaux et ethniques. Elle fait écho aux relations que les Etats-Unis ont tissées avec les pays de la région et aux besoins de main-d’œuvre sur le sol étatsunien. L’émigration ne cessera pas sans une politique de développement durable pertinente dans les pays d’Amérique centrale. Les chiffres le montrent : alors qu’en 2009, les envois d’argent par les émigrés originaires d’Amérique centrale atteignaient 9,780 milliards de dollars, les investissements étrangers directs représentaient 1,479 milliards de dollars, et l’aide officielle au développement 1,110 milliards de dollars   . Grâce à leurs contributions à l’économie d’Amérique centrale, les émigrés sont considérés dans leur pays d’origine comme de vrais héros.

Nombre de migrants

Il est impossible de déterminer avec certitude le nombre d’émigrés irréguliers en situation de transit au Mexique. Il existe néanmoins certains indicateurs qui permettent de l’évaluer, tels que le nombre de migrants arrêtés par l’INM au Mexique et par les gardes-frontières aux Etats-Unis. En 2009, l’INM a arrêté 64 000   ressortissants d’Amérique centrale (Guatémaltèques. Salvadoriens et Honduriens) ; dans le même temps, les gardes-frontières  étatsuniens ont appréhendé le long de la frontière mexicaine 56 709   migrants en provenance de ces trois pays. En une année, plus de 120 000 centraméricains ont donc entrepris le voyage à travers le Mexique sans parvenir à entrer aux Etats-Unis   .

Fait important, ce chiffre ne représente que 20 % du nombre total de Mexicains qui ont échoué à traverser la frontière avec les Etats-Unis. Cette année-là, les gardes-frontières étatsuniens ont arrêté 613 003 Mexicains. Le nombre de Centraméricains qui tentent de franchir la frontière étatsunienne de manière irrégulière semble donc peu élevé au regard de celui des Mexicains. Cependant, en 2009, les 120 000 Centraméricains arrêtés au Mexique alors qu’ils essayaient de gagner les Etats-Unis ont multiplié par trois le nombre de Centraméricains résidant au Mexique.

Il ne fait aucun doute que pour les Centraméricains, le Mexique est principalement un territoire de passage vers les Etats-Unis. Maîtriser les flux de migrants en transit et garantir leurs droits humains s’avère être une tâche extrêmement difficile, très différente de la prise en charge des immigrés à proprement parler. Les migrants en transit forment non seulement une population « invisible », privée de droits à la santé ou à la justice, mais ils sont également confrontés à de grands dangers, qui vont des difficultés inhérentes à tout voyage entrepris avec peu de moyens à travers un pays immense, jusqu’au crime organisé. L’Institut National de Migration n’a les moyens ni légaux ni matériels de garantir la protection des droits des migrants en transit, et il est bien loin d’en maîtriser le flux. D’après Ernesto Rodríguez Chávez, directeur du centre de recherche de l’INM, « les dynamiques et les problèmes des migrations irrégulières de transit au Mexique dépassent les structures de l’INM, son cadre légal ainsi que ses actions »   .  

Politique migratoire

Bien que le Mexique ait défendu, pendant les années 80, une politique favorable au transit par son territoire des migrants centraméricains, il a dû, à partir des années 1990, et sous la pression des Etats-Unis, renforcer le contrôle de ses flux migratoires. Le durcissement de la politique migratoire étatsunienne est devenu plus évident encore  après le 11 septembre 2001. En réponse, au cours des dix dernières années, le gouvernement mexicain a intensifié le travail des Grupos Beta   à la frontière avec le Guatemala, dans le but de contribuer à protéger les migrants d’éventuels délits ou violences ; il a également créé un programme de régularisation migratoire   . Cependant, le versant humanitaire de la politique migratoire mexicaine est loin d’être une réalité.

L’INM et la police fédérale sont les instances autorisées à procéder aux arrestations de migrants au Mexique. Du fait de l’absence de contrôle par l’INM des mouvements migratoires le long de la frontière sud, les opérations d’arrestation ont lieu sur tout le territoire mexicain, parfois même tout près de la frontière avec les Etats-Unis. L’INM et la Police Fédérale opèrent par surprise, souvent dans des lieux dangereux et procèdent donc à des arrestations arbitraires. Bien souvent, les agents ne se présentent pas ni n’informent les migrants de leurs droits. En revanche, il leur arrive de faire usage de la force, de les menacer et de les voler.

Pour échapper à ces contrôles, les migrants empruntent des itinéraires plus difficiles d’accès, où la présence des autorités est plus faible. Ils font en sorte que la traversée du Mexique soit le plus rapide possible, et voyagent alors sur les toits de trains de marchandises qui parcourent le pays du sud au nord, le long du golfe du Mexique, en passant par le Chiapas, les états d’Oaxaca, Tabasco, Veracruz et Tamaulipas. C’est aussi la route de la cocaïne, qui passe par les territoires d’influence du groupe d’action criminel Los Zetas et du Cartel du Golfe   .  

Bien que les chiffres de l’immigration vers les Etats-Unis, en passant par le Mexique, aient augmenté entre 2000 et 2005, on observe néanmoins un ralentissement des migrations régionales au cours des dernières années, aussi bien au Mexique qu’aux Etats-Unis. En 2009, le nombre d’arrestations de migrants centraméricains (120 00 individus) réalisées par l’INM et les gardes-frontières étatsuniens représentait 40 % du total de l’année 2005 (300 250 arrestations)   . La crise économique internationale ainsi que  l’augmentation des coûts et des risques liés au voyage expliquent, entre autres facteurs, cette diminution. Il faut pourtant être prudent avec ces chiffres : alors que le nombre d’arrestations de Centraméricains par les gardes-frontière étasuniens a baissé de 28 % pendant cette période, celui des migrants appréhendés  l’INM a, lui, diminué de 71%. La baisse de ces chiffres s’explique en partie par des changements relatifs aux méthodes d’arrestation au Mexique et à leur mode d’enregistrement à partir de l’année 2006.

Les risques du voyage

Le voyage à travers le Mexique peut être une expérience destructrice. Le train, appelé « la bête » par les migrants, est certes un moyen de transport efficace, mais il est n’en est pas moins traître et dangereux. Si un migrant glisse pendant son sommeil, il risque de se faire arracher un membre par le train. Les accidents sont très fréquents. De plus, la manière dont ils voyagent, par groupes de cent personnes, les rend bien plus visibles, et en fait une proie facile pour les délinquants. Au beau milieu de la forêt, ils peuvent tomber sur un groupe armé, qui, en échange d’argent au conducteur, arrête le train, fait descendre les migrants et les enlève. 

Enlèvements

Avant le terrible accident de San Fernando, localité située dans l’état de Tamaulipas   , la société mexicaine et la communauté internationale ignoraient tout de la vie et de la mort des migrants. Cependant, la Commission Nationale des Droits de l’Homme du Mexique (CNDH) avait publié en 2009 un rapport spécial faisant état de 9 758 enlèvements de migrants perpétrés par le crime organisé (la majorité d’entre eux ayant été pratiqués sous la responsabilité directe ou indirecte de fonctionnaires) dans une période de six mois entre 2008 et 2009. La CNDH calcule que ces enlèvements ont rapporté environs 25 millions de dollars au crime organisé  

Les membres des bandes criminelles torturent les migrants jusqu’à obtenir les numéros de téléphone des membres de leur famille aux Etats-Unis, auxquels ils réclament une rançon contre la vie du voyageur. Ceux dont la famille ne peut pas payer de rançon sont assassinés, disparaissent ou sont « intégrés » aux rangs de la bande. Les familles qui les attendent dans leur pays ont, elles, peu de chance de savoir ce qui leur est arrivé.  

Même lorsque les migrants sont délivrés d’un enlèvement par les autorités compétentes, ils ne sont pas traités comme victimes, et sont privés de droit à la justice ou de celui d’obtenir réparation. On ne leur dit pas qu’ils peuvent porter plainte pour enlèvement ou demander un visa temporaire, le temps de l’enquête. On leur demande simplement de faire une déposition, puis ils sont rendus à leur pays. Au cours des deux dernières années, seulement deux personnes ont été condamnées au Mexique pour enlèvement   .

Violences sexuelles

Si tous les migrants irréguliers courent le risque d’être l’objet d’abus, les femmes, les enfants et adolescents, en particuliers ceux qui ne sont pas accompagnés, sont encore plus vulnérables. Le risque d’être victime de traite humaine ou d’agression sexuelle de la part d’autres migrants, de trafiquants, délinquants, ravisseurs ou autres fonctionnaires corrompus est accru. Ils utilisent la violence sexuelle – ou la menace de violence sexuelle – à l’encontre des femmes comme un moyen de les terroriser, elles et leur famille. Cela fait partie du « prix » que les migrants doivent payer en l’échange du droit de passage. Le risque de viol est tel que beaucoup de femmes se font des piqûres contraceptives avant le voyage, afin d’éviter les grossesses consécutives au viol. Certaines organisations de défense des droits de l’homme estiment qu’entre 24 et 60 % des femmes et des jeunes filles migrantes subissent des violences sexuelles lors du voyage   .

Il est très difficile de résoudre le problème, pour de nombreuse raisons. Tout d’abord, il est impossible de le chiffrer, dans la mesure où les autorités mexicaines n’ont commencé à recenser les statistiques migratoires par sexe qu’à partir de 2010. On estime qu’un cinquième des migrants en transit par le Mexique sont des femmes   . L’INM, lui, calcule que 1 migrant sur 12 a moins de dix-huit ans   . Ensuite, il est très rare que l’on porte plainte pour ce type de crime, et plus encore que justice soit rendue. De nombreuses femmes se dissuadent de porter plainte pour violence sexuelle devant la nécessité de poursuivre leur voyage et le manque d’accès à la justice ainsi qu’à une procédure efficace de dépôt de plainte. A cause du manque de garanties liées à ce type de processus, au moment de déposer plainte, la femme victime de viol, du fait de sa condition de migrante irrégulière, aura plus de risques d’être arrêtée et reconduite chez elle que de chances de recevoir une protection effective ou même, de pouvoir accéder à des services de soin.

Défis

Le Mexique a commencé à prendre des mesures afin d’améliorer les conditions des migrants irréguliers qui traversent le pays. Le Congrès a récemment voté une loi migratoire afin de rendre les migrants moins vulnérables.

Le Mexique doit assumer ses responsabilités internationales et agir comme il se doit pour protéger, respecter et garantir les droits des migrants, même lorsque les responsables des délits sont des individus particuliers. Cela signifie qu’il doit prendre le problème à bras le corps : il faut prévenir, détecter, enquêter, sanctionner les abus et garantir des réparations effectives aux victimes. Pour y parvenir, il faut mettre un terme à la corruption et à l’impunité enracinées dans la société mexicaine ainsi que dans le fonctionnement de ses autorités. 
 
Dans le même temps, il faut saluer la présence et le travail des défenseurs des droits des migrants, et particulièrement des ecclésiastiques locaux et des travailleurs laïcs qui dirigent un réseau de refuges pour les migrants. Ils leur permettent de se nourrir, se laver, dormir et se soigner dans un cadre apaisé pendant quelques jours. En plus de l’aide humanitaire, certains défenseurs des droits de l’homme commencent peu à peu à entreprendre des actions en justice en faveur des migrants, ce qui est peu courant au Mexique.  
 
Cependant, il ne faut pas oublier que la responsabilité de ces migrants incombe également à leur pays d’origine ainsi qu’à celui de leur destination, les Etats-Unis. Il est nécessaire de renforcer la coopération bilatérale et régionale pour protéger ces populations. A leur tour, les pays d’Amérique centrale doivent, d’une part, consolider leur capacité de protection des migrants qui traversent le Mexique, et d’autre part, saisir les instances de la justice internationale pour obliger le Mexique à trouver une solution au problème.

Dépasser son incapacité à garantir les droits des migrants sur son territoire est, pour le Mexique, un défi incommensurable ; la tâche est tout aussi difficile pour la région (Amérique centrale et Amérique du Nord) qui doit réduire les inégalités de développement économique et réguler les besoins de main-d’œuvre. La pénurie est telle que les migrants continueront à se risquer plusieurs fois au voyage pour réaliser leur rêve américain, malgré les abus qui les attendent, malgré les murs.

 

*Gabriela Diaz Prieto est consultante spécialiste de la coopération internationale. Elle coordonne en ce moment un projet de renforcement des capacités des consuls centraméricains à protéger les migrants au Mexique, au Centro de Investigación y Docencia Económicas (CIDE), avec le soutien de la Fondation Ford.