Une somme sur les travaux de voirie à Bordeaux au XIXè siècle qui propose une approche interdisciplinaire du sujet, soulignant ses enjeux sociaux et techniques.

La réflexion menée sur les boulevards bordelais dès son DEA à l’Institut d’Urbanisme de Paris a permis à Sylvain Schoonbaert de développer, en l’espace de cinq ans dans le cadre de sa thèse en urbanisme et aménagement de l’espace, une véritable somme sur la voirie comme objet représentatif aussi bien de l’attention portée par divers groupes sociaux à l’espace public que des techniques et procédures mise en œuvre par la municipalité de Bordeaux tout au long du XIXe siècle.

Il a su avec un bonheur évident mettre à profit les sciences sociales pour accéder à une approche interdisciplinaire originale et qui seule permet de restituer à ce type d’espace toute son envergure aussi bien pratique que symbolique. Œuvre d’un véritable chercheur, ce travail de terrain et sur des données archivistiques considérables consciencieusement consultées et exploitées souvent pour la première fois —en tout cas dans cette optique plus proprement urbanistique que simplement architecturale— va bien au-delà d’une simple monographie pour aboutir à une connaissance approfondie de la ville grâce à la pertinence des questionnements et à des constats aux portées généralisables. Il s’agit surtout d’un véritable travail de fourmi sur des archives n’ayant jamais donné lieu à une investigation aussi systématique.

Les percements, alignements, rectifications que le tissu urbain en pleine expansion subit dans la période industrielle ne font pas que poser la question de l’embellissement et du caractère  bourgeois que la ville a acquise et dont elle a su conforter l’image au XVIIIe siècle dans des extensions, largement résidentielles. Ces travaux publics amorcent, notamment dans le fonctionnement des services municipaux et la mise en place des compétences requises d’un type nouveau, une façon résolument moderne de concilier la captation de flux financier vers une promotion immobilière dont les autorités se soucient, en veillant à ce qu’elle puisse contribuer à l’amélioration du réseau viaire de la ville considérée dans sa globalité. Ils permettent aussi de marquer la transition entre une partie centrale de la ville dont on préserve le caractère à partir des ses principaux héritages monumentaux et la maîtrise planifiée de la prolifération conquérante de faubourgs qui butent rapidement sur les riches terres agricoles du vignoble.

L’histoire de la voirie qui nous est offerte dans cet ouvrage va bien au-delà de la restitution de la logique des tracés et de l’habillage architectural des anciens remparts devenus une promenade où les divers groupes sociaux sont appelés à se côtoyer. Elle met en évidence dans une véritable histoire architecturale et urbaine sinon de la société dans son ensemble, du moins de ses principaux acteurs institutionnels ou sociaux les plus influents dans la marche édilitaire du domaine public. Les espaces ainsi offerts aussi bien aux riverains qu’aux promeneurs venus d’ailleurs constituent une couronne qui gagne en centralité avec une formalisation particulièrement soignée alors qu’elle eût pu jouer simplement le rôle de rocade permettant de contourner la ville. Les mesures prises en faveur de l’assainissement et de la salubrité des équipements contribuent largement à une domestication radicalement nouvelle, dans ses prescriptions réglementaires et dans ses techniques de réalisation, d’un espace urbain que la population et les pouvoirs publics apprennent à contrôler en le considérant d’un œil neuf et sous des angles négligés antérieurement. Une histoire proprement urbanistique à partir des plans et tracés permet en effet de poser la question des choix et enjeux de la planification urbaine à partir des compétences disponibles et de celles qu’il convient de faire advenir à partir des avancées technologiques de ce qui deviendra le génie urbain comme domaine spécifique de l’ingénierie. Quelques personnages clefs, qui sont souvent injustement oubliés ou mésestimés dans une approche "de façade" de la forme urbaine, prennent ici toute leur envergure. Contrairement à des monographies parfois sans queue ni tête dans lesquelles ils sont souvent besogneusement requis —quand ils ne sont pas indûment portés aux nues par un engouement inconsidéré pour la créativité des projets et leur supposée portée sociale aussi nommée opérationnalité—, ils jouent ici un rôle essentiel dans la compréhension et l’explication des grands traits de l’urbanisation. Ingénieurs, architectes, techniciens et administrateurs pertinemment mis en perspective à travers le rôle scrupuleusement technique, judicieusement institutionnel et intelligemment politique qu’ils ont pu jouer occupent dans cette analyse de Sylvain Schoonbaert la place qui leur revient dans une histoire que n’aurait pas désavoué un Maurice Halbwachs en la matière.

Comme dans le cas des travaux de Marcel Roncayolo sur Marseille, on a affaire ici à une histoire riche de sens et sans concession aux effets de mode qui minent parfois ce qui n’est plus qu’un survol hâtif et elliptique qui survole les villes et les siècles avec une désinvolture condescendante. Il n’en est rien ici car avec Sylvain Shoonbaert, on est assuré de disposer d’informations fiables, de propos érudits mais sans autres prétentions que celles de mettre à la disposition du lecteur un ouvrage de poids, de fond et dont la teneur scientifique est acquise sur la longue durée. Bref, un ouvrage qui fera date dans une histoire urbaine renouvelée à partir de l’approche d’un architecte qui a su élargir sa culture d’origine à tous les aspects permettant de décrire un ensemble de lieux urbains pour ce qu’ils sont : le témoignage de multiples pratiques et représentations portées à la fois par le sens commun et par les professionnels de la ville.
Il a du reste reçu dès sa parution le Prix Brives-Cazes décerné par l'Académie nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux.


*Cette critique a été précédemment publiée dans la revue Urbanisme : voir urbanisme.fr