Les textes de François Zourabichvili (1965-2006), philosophe trop tôt décédé, deviennent disponibles, grâce à cette édition.

D’un côté, le lecteur se heurte à l’aspect dramatique que veut surmonter cette édition. L’auteur, François Zourabichvili (1965-2006), est un philosophe trop tôt décédé. Il laisse une œuvre commencée, mais brutalement coupée, en plein élan. D’un autre coté, le lecteur rencontre des textes passionnants qui, pour autant qu’inachevés, trouvés dans son ordinateur après son décès ou déjà publiés dans des revues, donnent à lire des analyses fort précises, notamment des travaux de Gilles Deleuze.

Il faut savoir, en effet, que l’auteur était spécialiste des philosophies de Deleuze et Spinoza. Il est intervenu dans de nombreux colloques et a prononcé de nombreuses conférences sur ces auteurs. Mais ces textes sont souvent restés dans ses dossiers. Rassemblés par ses amis, Philippe Simay et Kader Mokadden, ils sont ici publiés, et enveloppés par une préface rédigée par Anne Sauvagnargues, elle-même spécialiste de Deleuze.

Sous ces conditions, ce volume constitue un premier relevé d’un travail original, et une invitation à le connaître mieux. Dans certains cas, la présente édition nous met sous les yeux des fragments en cours de traitement ou de retraitement par l’auteur, laissant paraître le tempo créatif et sa manière très particulière de ne pas respecter ce que beaucoup souhaiteraient y voir, une évolution chronologiquement démonstrative. Enfin, on remarque rapidement qu’un concept central traverse ce volume : le concept de littéralité. Certes, il ne convient pas de confondre sa signification avec celle du sens commun. Il concerne plus exactement le problème de la genèse de la pensée et du sens comme événement. Dès lors, on notera qu’une partie de la perspective ouverte par l’auteur se donne pour une critique de l’interprétation proposée par Jacques Rancière du travail de Deleuze sur l’art, le premier reprochant au second de faire un usage allégorique de l’art dans ses oeuvres.

Dans sa préface, Anne Sauvagnargues insiste sur un élément central, de cette pensée. Elle emporterait une méditation sur l’art conçue comme tournant esthétique de la philosophie, débrayant du paradigme scientifique qui s’exerce à l’âge classique, pour proposer un nouveau portrait de la philosophie et du philosophe en artiste. Elle rattache ce geste à Baumgarten, qui aurait montré la pensée aux prises avec l’obscurité du sensible, et en trouve le prolongement dans Deleuze. Ce tournant se trouverait inscrit de fait dans l’apparition de la sensibilité comme problème pour la philosophie, dans l’instauration de l’esthétique. Mais il demeurerait attaché à Baumgarten en ce que le philosophe ne considèrerait plus la confusion sensible comme son accident de départ, mais comme sa ressource même. Deleuze, de son côté, aurait impliqué dans ce tournant esthétique une ouverture du concept sur l’individuel, et la valorisation du sensible comme rencontre.

Il faut vérifier maintenant que nous trouvons bien tout cela dans la pensée de Zourabichvili.

D’abord, donc, la littéralité. L’auteur montre, en effet, qu’il s’agit d’une voie d’accès privilégiée à Deleuze. D’autant qu’elle implique à la fois sa lecture et un mode de lecture, beaucoup de lecteurs de Deleuze donnant l’impression de le regarder bouger, mais en se contentant de gesticuler eux-mêmes. Cette notion impose le refus des dualismes traditionnels (sens et lettre, sens figuré et sens métaphorique, …). Elle met l’accent sur l’idée selon laquelle la philosophie n’est pas séparable d’un faire, et ce faire est l’écart, le glissement, le déplacement de perspective générale qui fait l’originalité d’un philosophe.

Si Zourabichvili ne manque pas une occasion de référer à Deleuze, cependant, il ne s’en fait pas le commentateur attitré. Il précise : "La philosophie de Deleuze n’est pas pour moi évidente ni satisfaisante, la raison de mon intérêt pour elle est toute différente : elle ne me laisse pas tranquille". Il est vrai qu’une philosophie n’est intéressante que par ses aspects déroutants, à la fois étranges et attirants. Elle ne doit pas devenir une simple doctrine, un signe de reconnaissance pour une communauté de fidèles.
Aussi le panorama d’articles proposé dans ce volume tient-il ce genre de promesse. Le premier article se penche sur la notion d’événement, en s’attardant surtout à faire la différence entre cette notion et celle d’avènement, caractéristique de la phénoménologie. Un autre article insiste, à juste titre, sur la fonction du "et" chez Deleuze, cet instrument d’une relation qui n’est pas donnée d’avance dans la nature des termes, et qui abolit la philosophie de l’essence au profit d’une philosophie de l’événement. L’auteur explore ensuite la notion de littéralité dans le cadre des rapports de Deleuze et de la littérature : Kafka et la langue allemande de Prague, Melville et l’affrontement à l’incommensurable ou à la démesure de son propre désir, et Fitzgerald, bien sûr. On relira avec plaisir la conférence inaugurale de CitéPhilo, de novembre 2003. Elle nous vaut quelques formules brillantes, dont celle-ci, sachant que l’objet de cette édition de CitéPhilo était "ce qui vient" : "en définitive "ce qui vient" c’est nous, mais tels que nous ne nous reconnaissons plus". Ce qui laisse sa place au quiproquo dans toute venue.

On s’arrêtera longtemps sur le texte intitulé "le jeu de l’art". Le titre, pour commencer, fait signe vers de nombreux problèmes. Mais surtout, l’auteur y démonte la question du sensible, dont on sait que notre époque s’en fait le porteur. Il remonte à Baumgarten (Aesthtica, 1750) pour affirmer que la philosophie y découvre sa condition même : la confusion du sensible. Qu’on parte de Platon et du dualisme ou de Baumgarten et donc de son premier renversement, ou du matérialisme, le nœud de l’affaire du sensible est le suivant : il semble bien que chacun reconnaisse que tout commence dans le sensible, mais faut-il partir de l’idée d’une confusion sensible ou d’un sensible recteur ? Dans le premier cas, l’enjeu est de convertir le confus en distinct, de le faire exister dans l’horizon d’une négation par la représentation rationnelle ; dans le second, on renonce à faire du sensible et de la pensée deux sphères séparées. Que le sensible, affirme l’auteur, soit résistant, et non plus simple néant, indique que le centre de gravité de la philosophie s’est déplacé, qu’il n’est plus l’intelligible, mais la limite de l’intelligible et du sensible. La philosophie, précise-t-il encore, assume désormais son rapport au sensible comme un fait structurel, non plus accidentel.

De ce fait, l’auteur saisit le lien entre la philosophie et l’art, qu’on en passe par Deleuze ou non. "Car, dit-il, la philosophie en quête d’un rapport énonçable avec le confus comme tel rencontre l’art comme la discipline de pensée qui prend en charge cette confusion du sensible". Mais occasion est alors offerte de discuter plus largement. Et effectivement, l’auteur entame un dialogue à trois personnages : Deleuze, Rancière et lui-même. Il se montre d’accord avec Rancière pour préciser que l’esthétique n’est pas une discipline à part. Mais il en propose une autre définition que celle de Rancière, dont on sait qu’il en fait le nom d’un certain régime historique de l’art. Pour Zourabichvili, l’esthétique est un événement qui arrive à la philosophie. L’esthétique serait donc un tournant de la philosophie, son tournant esthétique. Et il ajoute : le signe le plus évident de ce tournant est qu’au modèle du philosophe savant, va succéder le philosophe artiste. Et nous sommes reconduits au commencement de ce compte-rendu.
Le point d’aboutissement ? L’idée de l’art conçu comme résistance. Où l’on rejoint complètement Deleuze et non plus Rancière. Comment cette idée s’articule-t-elle à la précédente. Ainsi : Etant admis que la philosophie se trouve, grâce à l’art, en prise avec ce qui lui résiste, le sensible, la philosophie et l’art peuvent être conçus comme résistants. Ce n’est pas uniquement une pirouette. Le passage de la première formule à la seconde est assuré par le concept de "jeu", dont on sait qu’en matière esthétique il est emprunté à Kant et à Schiller. Ici, surtout à Schiller. Par ce concept, Kant propose de saisir l’esprit, dans son expérience esthétique, comme esprit qui ne connaît pas mais joue, sans se laisser astreindre à aucun contenu cognitif déterminé. Quant à Schiller, pour lui, le jeu ou plutôt le "libre jeu" (de l’imagination) donne à comprendre la liberté humaine en ce qu’elle trouve sa condition première dans la capacité esthétique même, le pouvoir de contempler les œuvres, qui ensuite trouve à s’accomplir dans la capacité à donner forme à l’existence, dans la loi morale et politique. Le problème de la vie humaine, par conséquent, n’est plus d’échapper aux apparences, mais de séjourner en elles et de s’y élever. Grâce à l’esthétique et donc à la liberté, ce n’est pas des apparences que l’homme se délivre mais du réel, de l’intérêt et des passions qui enferment dans des enchaînements déterminés et brident l’humain. Résister, c’est alors résister au réel, y compris à la science, pour déployer la pensée, une capacité nouvelle, non bridée, qui ne se satisfait d’aucune forme déterminée. Bref, conclut Zourabichvili, ce que la philosophie découvre au cœur de ce qui lui résiste, c’est le principe même d’une résistance. Pour le dire succinctement, s’il n’y a d’existence que déterminée, il est vain de s’opposer à la détermination. En revanche, une détermination passive doit pouvoir être convertie en une détermination active, par l’intermédiaire d’une indétermination : l’homme donnant forme à sa propre existence.

Cet état d’indétermination, précise-t-il, toujours en confrontation avec Schiller, ce n’est pas la pureté de la « belle âme » (celle qui se retranche de l’existence, selon Hegel), mais celle de la capacité de jouer avec les déterminations, d’interrompre leur enchaînement pour librement les composer. Ce pourquoi l’œuvre d’art n’est pas censée délivrer un contenu, cognitif ou passionnel Si nous sortons de l’expérience esthétique dans un certain état d’information ou de passion, c’est que l’expérience n’était pas esthétique. Probablement parce que le spectateur ne traitait pas l’œuvre comme telle. Le statut de fiction de l’œuvre d’art doit nous proposer de contempler la mise en forme active de l’existence. Elle ne doit ni faire connaître quoi que ce soit, ni moraliser les individus. Elle n’a ni à nous informer ni à nous émouvoir. "Musique, poésie ou plastique, l’art pour résister doit en quelque sorte se résister à lui-même".

Bien sûr, Deleuze va encore plus loin, en faisant de ce principe de résistance, un principe de résistance de la philosophie elle-même. La philosophie doit donc trouver dans le sensible sa ressource même.

Et l’auteur de conclure : l’esthétique comme événement intime de la philosophie ne s’accomplit pleinement que chez les penseurs qui ont noué un rapport effectif à l’art, et l’ont fait dans des conditions où la différence du sensible fait problème. Il cite alors Blanchot, Deleuze, Derrida, Foucault, Barthes, Rancière. Et tous ceux qui se sont sentis sollicités par la formule de Bartleby, "je préfèrerais ne pas" (génératrice d’un affolement lié au suspens de toute alternative)