Le haïku en France, une aventure de cent vingt ans.

L’ouvrage de Lionel Verdier et Jérôme Thélot est consacré à la réception du haïku en France depuis son introduction à la fin du XIXe siècle jusqu’à l’invention d’un genre nouveau par les poètes et les musiciens. Ce n’est pas une anthologie. Deux sections complémentaires, relatant une étonnante aventure de cent vingt ans, font le point sur la traduction et l’adaptation du genre.
Les actes du colloque tenu à Lyon-3, en mars 2010, organisé par Laurent Verdier et Jérôme Thélot constituent la première section. Dix études se réfèrent aux œuvres majeures de ceux qui ont importé et adapté le haïku : Claudel, Suarès, Jaccottet, Bonnefoy, Munier, Stéfan, Barthes. Interroger le rôle des traductions, c’est élucider des interprétations qui ont pu mener à un détournement culturel. Dans cette section, Lionel Verdier analyse l’intérêt porté par divers compositeurs français puisant dans le haïku des idées pour des formes nouvelles. Le genre ouvre une voie imprévue pour l’exploration du temps et de l’imaginaire musical   .

La seconde section aborde l’histoire du haïku. “Du renku au haïku” de S. Muramatsu décrit une “généalogie en acte” avec de belles traductions de son travail de poète. Dans “Le vide créateur et l’univers du haïku”, H. Mizuno donne un regard japonais sur les rapports entre le zen et le haïku qu’il rapproche de ce qui lui semble comparable dans la littérature française (la pensée de Jean-Jacques Rousseau et Marcel Proust). Pour sa part, Lionel Verdier brosse un tableau du haïku en France dans les années 1920. Suivent la réimpression de quatre témoignages : René Maublanc (1923), Jean-Richard Bloch (1924), André Suarès (1926), André Durand (1977) et une conférence d’Yves Bonnefoy “Le haïku, la forme brève et les poètes français” faite au Japon en septembre 2000. Enfin, une fable en prose, “Le Prof. Yé”, de Christian Doumet (éloignée de toute imitation littérale du haïku mais inspirée par l’esprit “zen” du genre), “Le haïku, source d’images sonores” de Géraldine Toutain et deux petites pièces musicales de Pascale Jakubowski actualisent l’influence créatrice du haïku.

Extraite du renku, le haïku, forme brève traditionnelle et populaire, tient lieu au Japon de note hâtive, genre peu sérieux d’esquisse du monde éphémère. Il appartient à tous. Tous les Japonais en font. Ses grands poètes (Bashô, Issa, Buson et Shiki) lui ont conféré son essence spirituelle avec la “possibilité d’un pur silence dans la parole”. Son monde “émoi” parle à la sensibilité. Voie ouvrante, dans un dire indirect, rythmé, ses vers célèbrent la saison, suggèrent l’absent, silhouettent le passant ou le passage qui s’effacent. L’unité poétique assemble un doublet de sens avant que l’esprit ne les clive et dissocie, confrontant au silence le bruit de fond, au calme le trouble, à l’immuable l’éphémère, à l’éternel l’instant, à l’éclat la grisaille, au sublime le laid, à la présence l’absence, au concret la pensée abstraite, dans un moment de chevauchement, de mélange, d’indéterminé. Un taire précède et suit cet éclat de parole. Une vibration, un trait d’esprit, un éclair sensible ont luit. La nuit et le silence retombent sur la fusée, le sillage se referme.

Flèche, index, le haïku dit l’impression fulgurante, l’émotion née du monde coi. Forme établie (tel le sonnet), ses trois vers de dix-sept syllabes (5/7/5) célèbrent l’accord d’une image sonore, d’un sens (image mentale), d’un rythme avec la graphie qui le transcrit. Ses règles sont implicites (cohésion interne, effacement du sujet, césure effective, poème de saison à travers les symboles codifiés). Il faut suggérer : ni leçon, sentence, slogan ou précepte moral. Art du peu, le haïku exprime quelque impression sensible (personnelle, vécue) en évacuant la subjectivité et laissant agir l’indéterminable. Son dire réfère à la culture japonaise, à l’environnement immédiat du sujet réceptif (qui s’oublie dans le poème). Ainsi, pour l’étranger, le haïku, dont la simplicité fondamentale recèle une complexité profonde, n’est-il qu’au tiers traduisible : seul le sens porteur d’émotion lui est accessible.

S’il participe d’un monde ramifié à perte de vue, tout entier parcouru par la même vibration ou énergie, le haïku n’a aucune propension à verser dans le surnaturel ou la transcendance métaphysique. En trois lignes sur une surface blanche, il nous fait entrevoir le concret, sous-tendu de vide, la vraie vie, faite d’absence, la fugitivité pérenne. Soudaine, entre deux silences, sa forme ramassée et ténue (en losange 5/7/5, ou trapèze 5/5/7, 7/5/5) surprend un événement furtif en quelques mots justes. Poésie-éclair, elle illumine un relief du concret détaché un instant du continuum.

Atome poétique, le haïku ressort-il d’une écriture fragmentaire   ? Si ses trois vers composent une unité insécable, minimale, détaché de sa forme antérieure, un poème long, le renku, le haïku reste l’élément d’un tout. Comme le renku, le haïku demeure un exercice collectif. Dépendant du contexte, lié à l’expérience et à la mémoire nippones, il en dit la création continue, transmise, reprise. “Sagesse d’une nation”, souvenirs pieux partagés, il exprime la voix d’un peuple, la parole de tous. Sismographe de la sensibilité japonaise, il enregistre un sentiment, un émoi, l’irruption de l’inattendu qui s’échappe déjà. Autonome, il est relié à la totalité englobante, au cosmos infini. Cette forme poétique suit le progrès : au cours des temps, ses contenus, sa langue n’ont cessé d’évoluer dans une forme fixe.

Avec l’ouverture du Japon par l’empereur Meiji, la grande vogue du japonisme apparaît. Dans notre modernité où le vers a acquis sa liberté, quand arrivent les premières traductions de haïku, c’est la fascination. Paul-Louis Couchoud   fut le premier à exprimer son émerveillement et à le traduire en français dans Au fil de l’eau (1905) et Le haïkaï : les épigrammes lyriques du Japon (1906). Michel Revon publie son Anthologie de la littérature japonaise en 1910. Dans les années 1920, le haïku inspire Suarès et Claudel qui en retient “un souffle, une haleine sonore”. Les Français s’éprennent de cette forme poétique telle qu’on l’imagine alors, dont la lecture se lie à la transgression généralisée des avant-gardes. Le genre s’internationalise  

Le haïku connaît un regain dans l’après-guerre. Au début de l’ouvrage, Jérôme Thélot rappelle une citation d’André Breton qui, reprenant sa réflexion sur l’image, en 1947, et s’opposant à la pensée logique, en réfère au “déclic analogique” d’un haïku de Bashô   . Breton est touché par la simplicité. L’apologue de Bashô édifiant son disciple en redressant le sens d’un haïku, rendu à l’univocité illuminante, donne l’idée d’un retournement sur soi de la poésie et d’un dégagement de la parole. Après le désastre, les poètes sont désireux de réaffirmer la confiance dans les mots. Le haïku est l’étincelle qui veille et résiste dans un Japon défait contre la froideur techniciste. “Le haïku fut pour beaucoup de poètes de l’après-guerre la chance inespérée d’une réinvention de la poésie française, la rencontre de cet ailleurs du discours, dans le congédiement de la pensée rhétorique et de la pensée logique, grâce à quoi parler poétiquement fut de nouveau possible, après tout  .

Dans la décennie 1960-1970 règne le doute radical en philosophie et la suspicion à l’égard du langage, du discours. Sur fond d’idéal absent, cette brève poétique porteuse d’une spiritualité immanente représente une faveur inespérée pour la libre parole moderne. La reconnaissance lui est conférée par des poètes en attente d’un retour du sens tels Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy, Pierre-Albert Jourdan, Roger Munier. Le haïku devient en France un “secours plus une incitation”   . L’idéal de simplicité du style français (venu de Port-Royal) alliant la concision, la netteté, la clarté, la justesse à l’élégante pudeur, répondant à une éthique et une esthétique, a fait privilégier les formes brèves où entrent aussi du jeu, de la grâce et une liberté. Le haïku, lointain, mais proche de cet idéal en fait un “grand ami venu d’Orient”   .

Cependant le poème court, importé, vite adopté, s’est vu trahi : les traducteurs occidentaux exportent leurs catégories mentales. Quittant le milieu lettré et cultivé, le haïku est aujourd’hui un genre populaire à la mode. Exercice des classes primaires, des ateliers d’écriture, il a ses associations, ses revues et ses sites, ses méthodes et modes d’emploi. Acclimaté à notre langue, pour notre temps, il a ses nombreux adeptes de par le monde. On oublie l’étrangeté et les conséquences de l’écart pour saluer les obstacles surmontés, les hasards heureux.

La forme poétique s’est internationalisée. Or Yves Bonnefoy s’interroge : “Peut-on traduire le haïku ?”   . Ce poème de saison échappe, tant par la forme stylistique, le sens contextuel et son univers culturel, au non-japonais. En Occident, le concept qui dit notre représentation abstraite du réel préserve la pensée de la corruption, de l’accident, de la mort. Dieu, incarnant l’Un-Tout, est le garant du corpus d’idées éternelles. Le sujet, pris entre le fini et l’absolu, engage une lutte avec le langage. La poésie requiert un autre emploi, originel, des mots. Ouverte au sensible, aux phonèmes, à la couleur des mots et du monde, la poésie met en question les logiques qui grèvent le réel dont nous sommes part : “Notre poésie n’est jamais qu’un désir en chemin vers l’origine perdue. Nous permet-elle, sur ce chemin, de nous rapprocher, à de rares instants, d’un savoir de la finitude, ce retour à l’immédiat ne sera jamais qu’ébauché, le conceptuel se faisant à nouveau structure, généralité, monde : si bien qu’il faudra alors, une fois de plus, mettre en question cet intemporel. Un combat, à longueur de vie, qui a besoin, pour ne pas faillir, de l’expérience du temps, du temps vécu, dans la vie de ceux qui le mènent”   . En Occident, l’existence du poète tient d’un exil de son être profond. Le texte est la voix de cette personne à la recherche de soi. En Orient, le monde tangible est dicible. L’immédiateté de la réalité proche, du corps, de l’émotion et des mots constitue un réseau de solidarités qui vibrent ensemble.

Dès le départ, nous furent proposés des haïkus qui n’en étaient pas   . Les incompréhensions et les erreurs véhiculées faussèrent notre lecture. Si, au Japon, le retournement (de l’intérieur) par Bashô qui imposa une éthique à l’esthétique, une univocité et un agrandissement du sens vivifia le genre traditionnel, le détournement par l’extérieur a conduit la forme transplantée à une allogreffe : par l’altération du “même”, le haïku est devenu “autre”. Par la déperdition des relations internes, de la sensation implicite et de la dimension collective et culturelle du haïku, sa réception en France a été biaisée. L’altération est venue d’une méconnaissance de l’Autre, d’une écoute insuffisante. Ainsi Roland Barthes, se basant sur des erreurs, conçut-il le haïku comme un instantané photographique, retenant une expression de l’émotion dans sa forme la plus brève, genre d’esquisse ou trait spontané de ce qui nous tient muet, nous surprend, nous prend en défaut de penser. La décharge d’un contenu émotionnel déroute l’occidental. Les traducteurs dés/orientés par la forme et l’esprit japonais du haïku ont trahi l’alliance du son, du signe graphique et du sens. Nous ne percevons pas la correspondance voulue entre les idéogrammes qui donnent une approche visuelle des choses et de l’idée. De même le blanc, venant signifier l’invisible et l’absence, le vide permettant la dynamique et la transformation du poème font “saisir le naître, le vieillir, la disparition”. En Orient, “le signe se donne à vivre”   .

Le regard rétrospectif sur notre poésie en renouvelle la mémoire. Il est des ressemblances insues, des accords lointains, des échos (Yves Bonnefoy évoque Christian Dotremont). Si Breton trouve chez Bashô l’image surréaliste par excellence, Olivier Birman voit en René Char, Henri Michaux, Francis Ponge des poètes aux antipodes du haïku. Plusieurs de nos auteurs auraient-ils été haïkistes sans le savoir ? Rimbaud, dans ses poèmes de 1872, André Dhôtel romancier – ajoutons là les Noces de Grenier et Camus. La lecture a été requalifiée par des poètes rares (Joubert). “Puisse ce livre qui participe de l’invention qu’il interroge” autoriser à approfondir ces questions. Le haïku engendre les questionnements. Au Japon même, l’accompagnement est nécessaire pour saisir son environnement, son économie interne et pour en goûter la saveur. Sa condensation est généreuse : “Le haïku est bavard. Il vit de ses commentaires. C’est un ornement que porte la prose”   .

Nos haïkus introduits au Japon sont incompréhensibles. Cette expérience nous rend nos limites : notre impossibilité de lire, d’écrire, de vibrer comme un Japonais devant l’univers. De nos propres limites et contours naît la forme que nous faisons nôtre. Adapter, adopter, c’est faire sien. Parole minimale, sobre, le haïku muté fraye sa forme (neuve) vers l’ouest, s’acclimatant à une sensibilité autre, à un moi. Nouveau genre, international, contemporain, il connaît le succès auprès de publics diversifiés : enfants et adultes, populaire et lettrés. Le haïku français invente ses méthodes, édicte sur le plaisir ses règles, sa poétique d’observation. Cet ouvrage interroge l’intelligence de notre poésie à travers les relations interculturelles, les métissages de l’esprit par lesquels le plus lointain féconde l’intime.

Penser le haïku nous ouvre-t-il la compréhension de la poésie japonaise ? À travers l’excès qui veut en faire un au-delà, un acheminement vers un dire “mystique” ou de sagesse, à travers les manques qui ont trahi l’essentiel, voici posée une réflexion sur une appropriation et le déplacement spirituel qu’elle permet. Trouvant son origine dans la turbulence du présent, dans la merveille de l’instant, le haïku nous plonge dans la toute présence. Acheminant à la fois vers la parole et le silence, il invite à l’ouvert, aux noces entre l’orient de la pensée et la sensibilité actuelle. Le haïku ressource, sur le vif, une parole pour aujourd’hui.