Un livre aussi intéressant qu'ambigu et polémique sur la question des conduites sexuelles à risque dans la communauté gay.
 


De l’art du bareback?
On s’inquiète, depuis quelques années, pour la diffusion des pratiques sexuelles à risque chez les gays et, en général, chez les populations HSH   . Dans la perspective des politiques de prévention, le phénomène du bareback, autrement dit, des pratiques sexuelles non protégées délibérément opérées avec des partenaires occasionnels et anonymes, assume le visage quasi terrifiant d’une sexualité déchaînée, effrénée et indifférente aux risques de contamination qu’elle comporte. Ce phénomène est ainsi le plus souvent présenté comme une vraie "menace pour  la santé publique" . De nombreuses études et enquêtes dans la presse se sont penchées sur les motivations psychologiques, intimes, profondes qui poussent certains gays à ne pas se protéger notamment lors de rapports sexuels anaux. Savent-ils qu’il est important d’utiliser le préservatif, de prévenir "tout risque"  de contamination par le VIH ? Et, s’ils le savent, pourquoi se montrent-ils incapables d’agir en conséquence ?
De tels discours ne font que reprendre et véhiculer des stéréotypes homophobes sur la défaillance psychologique, la carence morale, voire le caractère anormal et pathologique des gays. Le terme même de bareback "laisse entendre avec inquiétude que les rapports non protégés sont le résultat d’un renoncement irresponsable, hédoniste et désinvolte des gays… "   . Et voici qu’au moment où les préjugés liés au discours médical semblaient reculer, la panique autour du bareback est venue rétablir ces attitudes pathologisantes et stigmatisantes à l’égard de l’homosexualité masculine.
Le livre de D. Halperin brosse une fresque des différentes positions queer américaines qui se sont penchées sur la difficile question de la prise de risques sexuels. L’auteur prend nettement ses distances à l’égard de la perspective, encore fortement normative, exprimée par certains théoriciens queer d’inspiration lacanienne, comme Tim Dean. Celui-ci reproduit le langage de la culpabilisation et de la pathologisation en affirmant que  "le risque érotique chez les gays est désormais concerté et délibéré, et non plus simplement accidentel "   . Halperin reprend la position de Michael Warner, qu’il présente comme plus essentiellement sociologique et éthique. Warner essaie, en effet, d’articuler le regard social avec une analyse de l’expérience affective et émotionnelle des gays frappés par la détresse profonde dans les années les plus sombres de la crise du sida.
Halperin avance de son côté une hypothèse provocatrice : les discours courants sur la prévention du VIH/sida provenant des politiques publiques sont désormais historiquement datés. D’autres analyses sont possibles qui conçoivent les risques sexuels non pas comme une attitude pathologique et autodestructrice, mais comme une possibilité de retourner et de renverser, par la transgression, les expériences de honte et de stigmatisation socialement vécues par les gays.
Approcher la subjectivité autrement
A la croisée de Foucault et de Genet, il s’agit selon Halperin d’esquisser une nouvelle approche de la subjectivité gaie, en dehors de tout modèle psychologique et psychanalytique, à son sens, irrémédiablement associé à la thèse d’une anomalie sexuelle et psychique des "homosexuels". La question des conduites sexuelles à risque offre l’occasion d’élaborer une herméneutique du sujet non disciplinaire et non encadrée par le paradigme psychologique. L’inspiration semble lui venir, à cet égard, du travail de Didier Eribon qui, à travers une confrontation critique serrée avec les maîtres de la psychanalyse (Freud et Lacan), a formulé la question de la subjectivité et des processus de subjectivation des groupes minoritaires — notamment des gays —  confrontés à la stigmatisation et à l’infériorisation sociale   .   
Mais cette question, revisitée par Halperin, s’enracine dans la réalité de l’épidémie du sida et dans les inquiétudes soulevées par le phénomène du bareback. Il s’agit de questionner, à partir de la notion de stigmatisation, la démarche qui attribue aux pratiques à risque chez les gays un rôle prééminent et alarmant. Les politiques classiques de prévention reposent sur le protocole de l’élimination du risque (safe sex) et semblent incapables de mesurer la force des changements en acte dans les pratiques sexuelles des gays qui cherchent de nouvelles formes de prévention. Mieux vaudrait adopter, insiste Halperin, des règles moins strictes, mais plus efficaces que des règles trop sévères, telle que celle du "tout-capote", mais de plus en plus inadaptées. Il s’agit ainsi de repenser le risque et de créer des stratégies de prévention plus efficaces. En se référant au théoricien queer Kane Race, Halperin souligne comment l’évolution des pratiques sexuelles n’implique plus l’opposition classique entre risque et sécurité : " Une bonne partie de ce qu’on appelle aujourd’hui le ‘sexe sans risque’ est le résultat d’improvisations spontanées de gays qui se livrent à des expérimentations millimétrées, en jonglant avec des degrés variables de risque"   . Parmi ces nouvelles pratiques intra-communautaires auxquelles les gays ont recours pour faire face aux risques de contamination, sans jamais prétendre pour autant les éviter, Halperin mentionne la pratique du sérotriage qui, nous dit-il, est l’autre face du bareback. En tant que nouvel outil de prévention, le sérotriage implique la séroconcordance des hommes ayant entre eux des relations sexuelles non protégées.
Loin d’être le signe psychologique d’un caractère autodestructeur des gays, le bareback apparaîtrait, dans cette optique, comme une nouvelle mesure d’hygiène voire comme une pratique de contention des risques, pratique d’autant plus efficace qu’elle évite le piège du risque zéro et les appels utopiques à l’élimination de toute forme d’exposition. Le bareback correspondrait ainsi à un "comportement éthique" qui impose de choisir des partenaires ayant le même statut sérologique, une pratique capable de donner une place et une visibilité nouvelles aux séropos, sans renoncer pour autant à toute forme de prévention. " La réappropriation actuelle d’une sexualité sans préservatif ne signifie pas forcément la fin du sexe sans risque, l’échec de la prévention ou une indifférence nouvelle des gays face aux risques d’infection par le VIH"   . L’auteur affirme à plusieurs reprises que la pratique du bareback se tient à des protocoles intra-communautaires assez stricts et que les rapports sexuels délibérément non protégés entre deux partenaires sérodiscordants sont rares. Il se doit pourtant de signaler les limites que cette pratique comporte : l’efficacité du sérotriage dépend, en effet, de la fréquence avec laquelle on se soumet à des tests de dépistage, de la véracité de la parole de ceux qui se disent séronégatifs et de l’engagement des séropos à déclarer leur statut sérologique. Néanmoins, même en partant du présupposé que les pratiques bareback ne concernent que les séropositifs entre eux, que dire alors des possibilités de surcontamination par des souches différentes du virus ? Sur ce point, Halperin coupe trop court et minimise les possibilités de réinfection en les considérant comme non encore solidement attestées.

Les hommes et la faille
Halperin vise à ne pas faire porter aux gays la responsabilité de l’échec partiel des campagnes de prévention en les frappant par des jugements moraux ou pathologisants. Pour cela, il faut d’abord renoncer aux explications intellectualistes et moralisantes centrées sur la figure d’un sujet rationnel, discipliné, hyper-cognitif, calculateur, agissant toujours en fonction de ses propres intérêts et, par là, opposé à un sujet pathologique et déficient. Il faudrait se garder d’expliquer pourquoi les gays prennent des risques sexuels, comme si ces conduites devaient correspondre à des raisons précises ou révéler des motivations profondes, intimes dans l’âme humaine. " L’idée que les gens, dès lors qu’ils auraient perçu où est leur véritable intérêt, ne manqueraient jamais de le suivre – sur la base d’un calcul précis et à long terme des coûts et des bénéfices entraînés par leurs comportements – a pris un sérieux coup dans l’aile depuis qu’elle a été formulée pour la première fois par Socrate"   . Au lieu de vouloir à tout prix sonder l’âme humaine, il faudrait, juge Halperin, s’arrêter à une constatation élémentaire : renoncer à un bien immédiat auquel on aspire à l’avantage de quelque chose qui est à réaliser dans le temps est assez difficile, d’autant plus quand il s’agit du plaisir sexuel. L’exposition au sida ne serait donc pas une motivation suffisante pour imposer aux hommes un changement de leurs pratiques sexuelles et de leur recherche de plaisir.
Halperin se tourne ainsi vers un texte de M. Warner, qui a travaillé sur la notion de risque sexuel dans une perspective non normative, externe au champ psychologique. Sa réflexion suit et commente, pendant de nombreuses pages, un article de ce théoricien publié en 1995   . Ce texte était considéré comme pionnier au moment de la réintroduction de la notion de " subjectivité gaie ", après que les mouvements militants lui eurent longuement préféré celle d’"identité gaie" . Pour Warner, la remise en vogue du terme "subjectivité" s’accompagne nécessairement de l’abandon de toute implication pathologisante.
L’avantage de la position de Warner se situe, selon Halperin, dans son approche sociale qui vise à dépsychologiser, à dépersonnaliser et à désindividualiser les comportements des gays et leurs prises de risques. Les pratiques non protégées de la part des séronégatifs seraient l’effet d’une forme d’identification, voire de solidarité sociale à l’égard des séropos, une solidarité pourtant dépourvue de toute responsabilité envers l’avenir. Une façon de rompre les frontières qui les isolent et qui séparent leur culture et leur identité au sein même de la communauté gaie. Mais il y a plus : jouerait ici un rapport ambivalent à la survie, un désespoir – d’origine sociale, bien entendu – poussant certains gays à considérer "la contamination comme inéluctable"   . Les pratiques à risque incarneraient alors un défi permanent et courageux envers la société disciplinaire et bien-pensante, avec son modèle du sujet rationnel, moral, responsable, habité par l’estime de soi et par le respect des autres. Dans ce contexte, Halperin va jusqu’à affirmer que les gays pourraient avoir bien des raisons compréhensibles et louables de risquer la contamination par le sida   .

De l’abjection
Et voici que les conduites bareback se trouvent dédouanées au nom de raisons "louables" d’ordre esthétique, voire même éthique et généralement philosophique. On reste ainsi quelque peu étonné de l’insistance par laquelle l’auteur présente les pratiques à risque comme une nouvelle "expérience éthique spéculative"    , comme une pratique de soi qui, en jouant avec la fragilité de la vie dans l’instantanéité du risque auquel elle est exposée, nous révélerait le sens profond de l’existence et nous permettrait de "découvrir rétrospectivement ce qui compte vraiment, et pourquoi c’est cela qui compte"   .
La réponse aux questions soulevées par les conduites sexuelles à risque se trouverait dans une analyse de la figure de l’abjection, dans laquelle réside, aux dires de Warner, le "sale petit secret"  du sujet gay. Pourtant, il s’agit ici d’un secret peut-être désormais "bien trop partagé pour en être un"   , comme le remarque un militant de la lutte anti-sida !
Mais qu’est-ce que l’abjection ? Elle n’est pas uniquement ni préalablement une notion psychanalytique, bien que la psychanalyse ait largement prêté attention à cette condition extrême de désidentification à l’égard de quelque chose qui nous appartient et nous est proche (Halperin se réfère à l’analyse de l’abjection développée par Julia Kristeva   ). En ce sens, la subjectivité gaie est le résultat de la stigmatisation vécue au niveau social. En radicalisant la lecture butlerienne qui renverse les termes psychanalytiques de l’abjection (voire de la forclusion) en leur envers social   , Halperin soustrait donc la première au domaine psychique pour en faire la conséquence de la condamnation et de l’exclusion opérées par la société homophobe à l’égard des personnes queer. L’abjection "ne relève pas d’un instinct inconscient, mais d’une mort sociale : l’expérience dévastatrice de l’exclusion hors du monde des gens respectables. L’abjection est l’effet d’un jeu concret de pouvoir "   .
En s’inspirant étroitement du travail d’Eribon, auquel il reconnaît être redevable   pour l’élaboration de cette généalogie de l’abjection, Halperin se tourne vers l’œuvre de Jean Genet, en passant par Marcel Jouhandeau, auteur en 1939 d’un traité De l’abjection, et par Jean-Paul Sartre et son monumental Saint Genet. Chez Genet, le thème de l’abjection se présente comme dédoublé par celui de la sainteté dont elle constitue un paradoxal envers.  "Mais, même sous sa forme dégradée, la sainteté a des effets qui sont ceux de toute sainteté, au sens courant de ce terme. Elle permet à l’individu de s’arracher à la vie ordinaire, de transcender le monde social "   . Le saint et le paria se rejoignent dans la commune exclusion de l’ordre humain, dans le fait de ne pas s’en tenir aux règles ordinaires. De surcroît, l’abjection brouille les confins entre volontaire et involontaire car, si elle est imposée par la force des choses, elle demande, en même temps, un travail spirituel pour se réapproprier l’injure et transcender la violence de l’ordre social.
Jusque-là, Halperin reprend ce topos de la pensée et de la pratique queer qu’est l’abjection, irréductible à la catégorie psychanalytique du masochisme. Plus problématique nous semble être, en revanche, la conclusion que l’auteur voudrait tirer de cette analyse de la notion genétienne d’abjection, afin de dédouaner la sexualité bareback. Cette dernière ne serait alors que " l’expression effrayante mais exaltante d’une solidarité antisociale"    , d’une solidarité entre parias qui utilisent le risque de contamination comme un moyen de retournement des stigmates. Néanmoins, quel crédit accorder à Halperin lorsqu’il insinue que si Genet avait vécu à l’époque du sida, "sa quête de sainteté lui aurait sans doute inspiré l’idée de se faire contaminer par le VIH "    ? N’est-ce pas là utiliser la figure de Genet en projetant sur elle un choix qui n’était pas le sien ?
Une ambiguïté problématique
Mais ce qui paraît le plus problématique, dans l’approche d’Halperin, est sa reprise du "sale petit secret" du sexe non protégé pour en faire l’expression la plus accomplie du pouvoir propre à l’abjection qui consisterait à "glorifier"  les expériences d’exclusion et d’humiliation sociales. Il est en effet permis de douter que les conduites à risque se renversent en un moyen de "surmonter la honte"   qui leur est communément associée, en permettant aux séropos de "tirer avantage de leur statut de paria"   .
En résumé, ce livre, qui a suscité beaucoup de polémiques et de fortes réactions, a l’avantage de soulever, même si parfois au prix d’une certaine banalisation, les questions les plus urgentes et épineuses au sein de la communauté gay : les conduites à risque sont-elles subversives et porteuses ou sont-elles mortifères ? Quelle forme de proximité peut-on réaliser avec les séropos et comment exprimer sa solidarité avec eux ?