“Loin de prétendre embrasser la multiplicité des facettes et des angles d’attaque d’une œuvre difficile et ardente dont beaucoup reste à découvrir, ce petit livre s’inscrit dans l’ombre portée de ce rapport de l’expérience à elle-même.”
“… laisse – laisse venir (céder, probablement,
ou sourdre, bien qu’à peine)
ce qui ne viendra pas et ne peut arriver”
Ces vers parlent d’une rencontre. On aurait cependant tort de penser à la rencontre du poète et de l’inspiration… cette idée nous préférons la laisser derrière nous. Non, c’est autre chose qui vient dans le poème au moment de “céder”. Et puis, céder à quoi exactement ? Parce que ces “vers” décrivent une expérience où le discours n’a plus de prise, ils sont un vers : une phrase brisée au seuil du sens dans l’attente d’une rencontre toujours à venir.
Cette “phrase” prend donc la teneur d’une “intimation”, d’un mot d’ordre sans autorité… Bref, ce simple commencement révèle déjà la difficulté de parler d’une pensée hors figure, qui échappe, ou du moins tente d’échapper, au concept. Cependant, dans La Véridicition. Sur Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Christophe Bailly parvient à se saisir de cette pensée qui précisément est une pensée du dessaisissement.
“À propos de Phrase”, “La diction”, “L’infinitif de la césure” sont les trois textes qui composent La Véridiction . Chacun de ces micro-essais (publiés précédemment en revue ou prononcés lors de conférences) explore respectivement trois thèmes que Philippe Lacoue-Labarthe aura développés en marge et au centre de sa pensée – comme disséminés – : la “phrase”, la “diction” et la “césure”. Aussi faudra-t-il reconnaître la force du texte de Jean-Christophe Bailly qui permet à la pensée de Philippe Lacoue-Labarthe d’échapper à une théorisation lourde. En effet, le discours de “spécialiste” laisse la place à une prose qui s’étend et se love autour d’une pensée et fait entendre un questionnement incessant qui aura “hanté” les écrits de Philippe Lacoue-labarthe – “le centre autour de quoi tout tournait” .
Lier la poésie à l’expérience, voilà ce qu’aura été toute l’exigence poétique de Philippe Lacoue-Labarthe, lier pour détruire la pose poétique, étrangler toute éloquence et s’enfoncer au creux de la langue “entre le ne rien dire du mutisme ou de l’aphasie singulière et le trop dire de l’éloquence” . Cette “phrase”, dont nous parle Jean-Christophe Bailly avec justesse, est non modulée, (restée) ouverte, attendant le sens (“Cette phrase est le lieu où la vérité ne s’attache pas encore à un sens”, p. 19) ou la véridiction d’une diction juste. “Extase d’intelligibilité”, la diction juste “est le poème lui-même, ce qui veut dire aussi qu’il n’est pas de poème hors la voix. Ce qui est requis pour le poème [et] pour la diction aussi – c’est la voix nue, la voix de ce qui a commencé à parler en nous il y a très longtemps qui parle ou doit parler dans le poème lorsqu’il est dit – et dire le poème signifie ici aussi bien l’écrire que le lire” .
Aussi la “césure” est “retentissement, dans le langage, de la venue de l’homme au langage, c’est-à-dire ouverture sur le silence, c'est-à-dire suspens à l’intérieur duquel le langage se souvient de son commencement et reprend, peut reprendre, mais au sein de ce qui s’est entrouvert en lui, malgré tout, comme un abîme” . Hoquet, bégaiement, défaut du langage qui se révèle ainsi à lui-même, en somme la césure – comme relève du concept – est le bâillement dans et par lequel l’expérience devient possible – ou du moins s’ouvre aux possibles. Or cette expérience c’est la “condition poétique” même, en tant que “la condition, qui n’est proprement rien, pure négativité […] ouvre la possibilité même” .
Ce dont on a parlé n’est pas grand-chose. Tout au plus, s’agit-il d’un écart, d’un écho. Mais d’un écart qui se rapprocherait de sa source ; ou d’un écho sans origine. Ce n’est pas rien pourtant, – très souvent – cela paraît trop. “Impossible, pourtant là !” dirait Georges Bataille. Quelque chose donc, qui n’a pas encore de nom et qui vient dans le poème “entre le ne rien dire du mutisme ou de l’aphasie singulière et le trop dire de l’éloquence”. Quelque chose comme une phrase ; c’est-à-dire, quelque chose comme un mouvement – comme une force ; une tension, mais une tension vers elle-même qui s'éprouve en une douleur, dans un “perpétuel avortement” du poème… Nous pourrions encore déplier la phrase, c’est-à-dire dérouler la paraphrase à l’infini mais préférons nous taire, et entendre avec Jean-Christophe Bailly “la phrase apatride et sans sujet dont Phrase, le livre, longe les contours d’énonciation : reste de prière peut-être, mais alors dans l’espace sacré de l’effacement de tout dieu et, par-delà les mots (logos et furie), dans la tension d’une langue exténuée mais quand même à venir ”. Aussi, parce que toujours à venir “il nous faut malgré tout tenter l’expérience de la littérature” .