* Catherine Tasca, ancienne ministre de la Culture, et Emmanuel Wallon, professeur de science politique, ouvrent notre série d'entretiens sur la le thème de la culture. 

Nonfiction.fr - Au mois de Juillet dernier, à l'occasion du festival d'Avignon, les candidats à la primaire citoyenne ont mis la question de la culture sur le devant la scène politique. Alors que la campagne présidentielle s'amorce, force est de constater qu'il n'y a pas eu d'été indien de la culture. Pensez-vous que dans la conjoncture actuelle cette question est susceptible de peser, d'avoir une vraie place dans le débat politique ?

M. Emmanuel Wallon - Le poids de la dette semble écraser toutes les questions qui ne sont pas directement liées à la gestion des équilibres financiers, aussi bien les problèmes sociaux que d'environnement ou de culture. Mais on peut penser que d'ici quelques semaines ou quelques mois, les candidats, mais aussi la presse et les Français vont se rendre compte qu'on ne peut pas élire un gardien des 3A ou un gestionnaire de la dette et qu'il faut aussi qu'il y ait une vision de la société que l'on veut construire. De ce point de vue là, la culture tient une place essentielle. J'ai bon espoir qu'elle puisse s'imposer dans la campagne, mais en gardant quand même le souvenir des expériences précédentes : ce n'est pas parce que le thème vient au devant de la scène que l'on a ensuite une gouvernance inspirée par la priorité culturelle.

Nonfiction.fr - La loi HADOPI est pour le moins controversée, le projet de création d'une Maison de l'Histoire de France patine. Ces initiatives sont souvent citées pour montrer l'échec du quinquennat de Nicolas Sarkozy sur le plan de la politique culturelle. Denis Jeambar va jusqu'à parler de la " faillite culturelle " de son mandat   . Quels éléments positifs retenez-vous ?

M. Emmanuel Wallon - On ne peut pas juger un quinquennat uniquement à partir d'un projet, celui de la Maison de l'Histoire, même si le président l'a voulu emblématique. Il est vrai qu'il n'est pas apparu que Nicolas Sarkozy laissait un héritage en termes d'équipements ou de nouvelles conception de l'accès au bien commun de l'art et de la culture, ni en termes de doctrine. Quant au principal élément dont le Ministre Frédéric Mitterand et le président se targuent, c'est-à-dire d'avoir maintenu le budget de la culture, il faut rendre quand même à ce gouvernement justice. Du point de vue des chiffres, en valeur réelle, il y a effectivement une meilleure résistance du budget culturel en France que dans d'autres pays qui ont fait des sacrifices importants ou même négligé complètement le secteur culturel - les regards se tournent immédiatement vers l'Italie qui a connu une très grave régression dans ce domaine du temps de Berlusconi. Mais il ne faut pas se laisser abuser par les chiffres publiés par le Ministère de la Culture parce qu'ils reflètent assez mal l'érosion réelle des marges d'investissement et d'initiatives. La plupart des augmentations ont été plutôt au bénéfice de grands équipements ou au maintien d'institutions nationales, dont la plupart se trouvent évidemment à Paris intra-muros. Ni la politique de contractualisation avec les collectivités territoriales, ni l'aménagement du territoire tenant compte des disparités géographiques et sociales n'étaient dans le champ vision du gouvernement. S'il y avait un point à relever, ce serait le volontarisme affiché par Nicolas Sarkozy dans le domaine des industries culturelles et qui peut séduire un certain nombre d'observateurs. Il a malheureusement pour corollaire un assez grand mépris des autres formes de culture, celles qui n'ont pas la puissance de l'industrie derrière elles. C’est une vision qui est plus favorable aux grands groupes, aux majors, qu'aux indépendants, aux petits labels, aux structures capables de promouvoir une relève esthétique, artistique, ou tout simplement de défendre une conception critique de l'art.

Nonfiction.fr - Vous avez évoqué la répartition du budget du Ministère de la Culture très favorable aux grandes institutions. Au mois de mars 2011 la Cour des Comptes a rendu public un rapport consacré à la gestion des musées nationaux de 2000 à 2010. Le bilan est très critique, et pointe notamment l'augmentation des dépenses budgétaires (de 70 à 90 % de hausse en une décennie). Les chantiers de la période 2011-2017 qui couvrent donc le prochain quinquennat prévoient des dépenses plus importantes encore. Est-ce soutenable au vu de la situation des comptes publics ? Comment remédier à cette dynamique de dépense ?

M. Emmanuel Wallon - Les grandes institutions nationales sont malheureusement victimes comme les plus petites structures, de l'inflation des coûts qui touchent bon nombre d'activités de production et de diffusion de la culture, les frais d'assurance, de transport, de personnel, qui ont tendance à augmenter plus vite que le coût de la vie. Les subventions étant restreintes, les institutions sont parfois entraînées à mener une politique tarifaire qui n'est pas celle souhaitée dans un esprit républicain d'une plus grande accessibilité du plus grand nombre aux œuvres d'art. La gratuité qui a été instaurée pour les moins de 26 ans par la volonté du président de la République dans les seuls musées nationaux - d'autres musées municipaux ayant déjà précédé ce mouvement - n'a pas été compensée par des mesures suffisantes. En tout cas, les musées ont craint qu'elles ne soient pas compensées au centime près, ce qui les a incités parfois à redoubler de séduction vis à vis des mécènes et des entreprises privées auxquelles elles vouaient leur espace, voire leur façade, comme on le voit régulièrement maintenant sur le Quai d'Orsay, soit même à augmenter certains tarifs, notamment ceux des expositions, ou encore à user de paquets, comme la Cour des Comptes le pointe, en liant systématiquement le prix d'un billet pour les collections permanentes et la visite d'une exposition. Donc, effectivement, même pour ces grandes institutions il y a des soucis à se faire dans l'actuel contexte budgétaire.

Mais j'observe surtout qu'on a mal traité la question des institutions de régions, celles qui dépendent essentiellement des subsides municipaux et qui se trouvent ralenties dans leurs projets de rénovation, de modernisation, de développement des publics par le manque des soutiens de l'Etat. On ne peut pas incriminer les collectivités territoriales qui ont fait ce qu'elles ont pu avec les restrictions de recettes qu'elles ont subies elles aussi.

Nonfiction.fr - Les collectivités locales, dont le rôle en matière de culture est croissant, souffrent d'un manque de soutien de l'État, dites-vous. Si elles ont acquis davantage de responsabilités mais pas davantage d'aides financières, l'autonomie gagnée est-elle une autonomie en trompe-l'oeil ? Même les antennes régionales des grands musées, comme le Centre Pompidou à Metz, sont subventionnées par l'État à la marge seulement...

M. Emmanuel Wallon - Le Centre Pompidou à Metz est surtout payé par la communauté urbaine Metz-Métropole avec un soutien de la région et de la ville, ainsi qu'un investissement de la part du département. Ce que l'institution centrale – le Centre Pompidou – apporte, ce sont ses collections et son savoir-faire, et aussi une direction qui garde la main sur la programmation d'ensemble de l'équipement même si le choix des expositions est quand même fait en concertation avec les responsables locaux et le directeur du centre de Metz. Je pense que le Louvre ira dans le même sens. On a plus affaire à une délocalisation qu'à une véritable décentralisation impliquant un partenariat et un engagement réciproque. Je serai plus sévère vis-à-vis du musée mobile récemment lancé par Alain Seban, le président du Centre Pompidou, qui me semble être un gadget, si on considère que c'est la réponse que l'Etat a trouvé à une demande de plus grande décentralisation de l'art contemporain et d'un meilleure partenariat des régions. Certes, le musée du Louvre à Lens et le Centre Georges Pompidou à Metz seront sûrement des réussites du point de vue de la fréquentation. Le centre Pompidou de Metz est déjà une réussite sur le plan de son architecture et de la qualité des expositions. Mais on reste prisonnier d'une vision d'aménagement par le haut où c'est l'Etat qui octroie un certain nombre de bijoux de famille à des collectivités qui sont priées de mettre la main à la poche pour financer l'essentiel. Je ne parlerai pas de développement concerté, je ne parlerai pas de plan d'ensemble. On peut imaginer que d'autres villes soient demain candidates pour accueillir des succursales de nouveaux établissements de l'Etat. Peut être qu'un jour, si elle ouvre ses portes, la Maison de l'Histoire de France aura aussi une succursale à Perpignan ou à Marne-la-Vallée. En attendant, il serait peut-être plus juste de se demander quels sont les besoins effectifs d'accompagnement des collectivités territoriales dans leurs efforts. Après tout, elles ont déjà formulé des réponses sur le terrain de l'art contemporain, de la création artistique, du spectacle vivant, de la restauration du patrimoine. Elles ont plus besoin de méthodes, de partenariats et de crédits pérennes que de grandes manifestations flamboyantes deci delà.

Nonfiction.fr - En 2012, faut-il prévoir une nouvelle étape de la décentralisation dans le champ de la culture, non tributaire d'une seule " vision par le haut ", pour reprendre votre formule ? Et selon quelles modalités ?

M. Emmanuel Wallon - Oui, et ce n'est pas uniquement dans le domaine culturel. La société française a besoin de continuer cette œuvre de décentralisation et de franchir une nouvelle étape. Décentraliser, c'est rapprocher la décision du citoyen, c'est favoriser le débat public, c'est permettre l'expérimentation également, ce qui ne veut pas dire que l'Etat doive abandonner complètement son rôle. Mais à lui de fixer un cadre de répartition des responsabilités qui permette ces initiatives locales et qui affranchisse la société d'un certain nombre de tutelles. Il faudra commencer par revenir sur la loi de 2010 dont on peut craindre qu'elle mène à un véritable recul historique, et d'ailleurs assez atypique dans le paysage européen. La France sera le premier pays à recentraliser alors qu'elle s'est lancée depuis 1982 dans grand effort de redistribution des pouvoirs publics. Je crois surtout qu'il faudrait qu'on pense l'articulation nécessaire entre les quatre niveaux d'administrations – communes, départements, régions, Etat – , auxquels se rajoutent les intercommunalités, en fixant des droits et des obligations plutôt qu'en lançant des interdits comme on l'a vu lors du débat sur l'élaboration de cette loi, quand le gouvernement prétendait retirer complètement la clause de compétence générale et empêcher tout doublon, comme si dans le domaine culturel, social, sportif, touristique, il n'y avait pas de spécificités locales à faire jouer et des complémentarités à rechercher. Je crois surtout qu'il ne faudra pas penser l'avenir de nos territoires à partir du canton. En dehors de cette question de compétences, la faute la plus lourde qui me semble commise dans ce texte de loi de 2010, c'est d'avoir prévu un mode d'élection à partir du canton identiquement, pour présider ensuite aux destinées du département et de la région, le conseiller territorial étant obligé de faire du porte-à-porte et de défendre un pré carré plutôt que de penser à la destinée du département, aux ambitions de la région, et d'être capable d'arbitrer entre eux.

Nonfiction.fr - L'offensive de Nicolas Sarkozy en faveur des industries culturelles que vous évoquiez au début de cet entretien s'accompagne d'un recours de plus en plus systématique à des fonds privés. Cette pratique met-elle en péril l'idée d'un service public de la culture ?

M. Emmanuel Wallon - Le service public de la culture est attaqué de différentes manières. D'abord, il est mis en cause non pas tant par les directives et traités européens que par la manière de les traiter et les appliquer, comme s'il fallait que la libre concurrence soit le seul critère d'appréciation en droit public. Il faut défendre le servuce public de la culture et je pense que, de ce point de vue, le gouvernement français n'est pas assez vigilant.

En deuxième lieu, ce service public est attaqué de l'intérieur, parce qu'à bien des égards, on a affaibli le service public et même l'administration. Le Ministère de la Culture a subi, comme la plupart des autres, le laminoir de la RGPP et le non remplacement d'un fonctionnaire sur deux, même si le Ministre dit qu'on a œuvré avec plus de délicatesse dans ce secteur que dans d'autres. Il a connu une refonte complète de ses administrations déconcentrées qui ont été replacées sous l'autorité des directeurs de région. Il a fusionné ses directions en grandes directions régionales. Tout cela peut avoir son avantage et son utilité, mais pendant ce temps-là, le Ministère n'a pas été une administration de veille ni de mission, et n'a pas été capable de lancer des plans stratégiques ou d'écouter les acteurs de terrain, de les accompagner. Le ministère a été retranché sur lui-même et, d'ailleurs, beaucoup de fonctionnaires ont fait savoir à leurs interlocuteurs qu'ils en concevaient de l'amertume et quelquefois même un peu de dépression. La situation a été aggravée par deux actes emblématiques de la présidence de Nicolas Sarkozy. D'abord, cette lettre de mission à sa ministre Christine Albanel dès 2007 qui mettait en cause l'axe principal de l'action du ministère, c'est-à-dire la démocratisation culturelle, en prétendant qu'elle avait échoué et qu'il fallait désormais la remplacer par l'idée " d'œuvres populaires ", soit " populariser " la culture, ce qui ne veut pas dire la même chose que " démocratiser ". D’autre part, la création d'un Conseil artistique, présidé par le chef de l'Etat en personne, et confié, du point de vue de son secrétariat général, à Marin Karmitz. Ce Conseil a été si brillant dans ses projets et ses réalisations que l'ensemble de ses membres ont fini par démissionner, après une année de guerre larvée avec les services du ministère. Quand on a à ce point vidé de son contenu le système sur lequel on s'appuie, il ne faut pas s'étonner si le service public paraît affaibli.

Et effectivement, vous le dites, le service public peut être menacé par cette idéologie un peu factice qui prétend qu'à chaque fois qu'il y a un manque de ressources, c'est évidemment du côté du secteur privé qu'on va les trouver, comme si les entreprises culturelles ou les structures artistiques n'avaient pas été assez courageuses ou assez audacieuses dans la conquête de mécènes. Or on sait très bien maintenant que la France a aligné sa législation sur le mécénat sur la plupart des grands pays industriels ou post-industriels qui pratiquent des réductions d'impôts, et que cela ne suffit pas. La manne que l'on attendait voir tomber magiquement des comptes des entreprises du CAC 40 et des autres ne vient pas, parce que les entreprises sont frileuses et rapatrient leur argent sur d'autres missions ou tout simplement le distribue à leurs actionnaires dès que la conjoncture est menaçante. Les mécènes sont à l'affût de publicité ou au moins de notoriété et donc ils arrosent où c'est mouillé : ils ne vont pas chercher les aventures artistiques les plus risquées, les compagnies inconnues, les ensembles instrumentaux inouïs, au sens littéral du terme. Enfin, les fonds privés, lorsqu'ils finissent par venir, d'abord restent toujours minoritaires, et peuvent aussi orienter la création dans un sens moins critique et plus consensuel. Pour toutes ces raisons, il y a effectivement une idée du service public qui est fragilisée et qu'il faut tenter de défendre, ce qui ne signifie aucunement qu'il faille reconduire éternellement les schémas anciens. Ça peut se faire encore mieux, avec de l'audace et de l'innovation...

Nonfiction.frProjetons-nous en 2012, au moment du vote du budget du premier gouvernement. Comment le futur Ministre de la Culture pourra-t-il défendre son budget et maintenir son niveau (les sacro-saint 1 %) ?

M. Emmanuel Wallon - On a toujours été en-dessous et on demeure en-dessous. L'érosion en terme d'euros constants fait que, à mon sens, à périmètre égal, on est plutôt face à un ministère moins riche et moins capable de déployer ses moyens qu'il y a une dizaine d'années seulement.

Nonfiction.frSans même viser les 1 % du budget total, comment le futur Ministre de la Culture pourra-t-il plaider pour le maintien du montant de l'enveloppe allouée aujourd'hui à ses services, face à Bercy et Matignon ?

M. Emmanuel Wallon - D'abord, il faudra qu'il les défende devant l'opinion. Il ne s'agit pas simplement d'avoir un ministre fort-en-gueule et capable de taper du poing sur les tables de Bercy ou de Matignon. Il faut aussi que l'on mette le pays devant un choix de société. On répète à qui veut l'entendre que l'Europe n'est plus seulement une puissance industrielle, que du point de vue de l'emploi dans les secteurs traditionnels, elle risque même de péricliter, que son avenir repose sur la plus-value d'origine intellectuelle, sur le traitement et l'enrichissement des informations, sur l'instruction et sur la recherche, sur l'invention et la création. Il faut donc s'en donner un minimum de moyens, ou alors se condamner à jouer dans le monde le rôle d'un sympathique club du troisième âge ou d'un musée agréable à visiter pour les touristes venus des autres continents.

Deuxièmement, il faut peut-être se demander si la culture, les musées et l'art nous sont d'une quelconque utilité dans les transformations sociales, économiques et environnementales qui sont devant nous. Qu'on les désire ou qu'on les redoute, il va falloir les engager. Du point de vue social, les inégalités se sont encore creusées dans notre société. Ces inégalités ne reposent pas seulement sur une distribution des revenus qui n'est pas assez dynamique, sur une fiscalité qui n'est pas aussi redistributive. Cela vient aussi de mentalités, d'attitudes, de comportements sociaux qui font que l'on admet que des personnes gagnent dix fois, cent fois ou mille fois le revenu minimum garanti ou le minimum social, sans s'offusquer du fait que cela remet en cause notre vision commune de l'humanité. L'art et la culture, avec leur façon de mettre l'individu dans sa singularité au cœur de la production de formes et de la construction du lien social, peut nous aider à redresser la barre de ce point de vue, à imaginer une société qui soit moins injuste et moins inégalitaire.

Sur le plan économique, il me paraît certain que le secteur culturel n'est pas seulement pourvoyeur d'emploi – pour le moment il en offre à peu près autant que l'automobile, ses sous-traitants et les produits dérivés, d'après les calculs des instituts statistiques européens – , il est aussi un facteur de transformation du rapport au travail. Pour chacun d'entre nous, travailler de manière plus créative, plus libre, plus inventive, avec une part d'imaginaire, et pas simplement de reproduction des normes, me paraît essentiel, que ce soit dans l'enseignement, la recherche, l'information, dans le traitement de dossiers dans une compagnie d'assurance, et peut-être même dans les métiers bancaires.

Enfin, sur le plan environnemental, je suis persuadé que la conversion vers un développement à la fois plus durable et plus soutenable, pour reprendre une traduction plus immédiate du sustainable anglais, peut être acquise si on réfléchit sur les façons d'habiter. Culture et architecture ont peut-être quelque chose à nous dire, sur la manière de produire – je faisais allusion aux processus de travail qui doivent faire davantage de place au savoir et à l'imagination – du point de vue de la manière de se mouvoir, de se déplacer, de notre rapport à la nature, aux autres, à notre façon de voyager, pour être moins consommateurs de miles et plus ouverts à l'altérité. C'est d'abord ça, le travail de légitimation de la dépense culturelle, ce n'est pas seulement la défense corporatiste d'un secteur qui pourtant mérite qu'on le soutienne, ce n'est pas seulement le pari économique sur le développement d'un nouvel âge de la société de service. C'est aussi une conception du vivre ensemble et un enrichissement de l'espace public.

Nonfiction.fr - Les intitulés du Ministère de la Culture ont souvent changé, associant la culture tantôt à l'éducation nationale, à la francophonie, à l'environnement et, encore aujourd'hui, à la communication. Christophe Girard, adjoint au maire de Paris en charge de la culture, propose que la France se dote d'un Ministère de la Culture, de la Communication et du Numérique. Que pensez-vous de cette proposition ?

M. Emmanuel Wallon - Les étiquettes ne disent pas toujours exactement ce qu'il y a dans le pot de confiture. Mais pour ce qui est des apparentements et des couples possibles, il y a d'abord un lien à effectuer avec l'Education nationale. Ma position, sur la base de l'expérience de Jack Lang, quand il fut Ministre de la Culture et de l'Éducation nationale, c'est que l'éducation artistique et culturelle, dont la plupart des spécialistes – entendus par certains candidats – s'accordent à dire qu'elle doit être une priorité absolue pour la relance d'une politique culturelle, se développera mieux si on a deux ministères qui apportent chacun leur savoir-faire et leur point de vue dans la construction d'un programme, et si possible d'un budget. Si l’on souhaite que les élèves acquièrent un minimum de connaissances sur les arts et leur histoire, la découverte des œuvres, si possible in situ – au théâtre, dans une salle de concerts, au musée, dans les monuments historiques – et la pratique d’une discipline, doivent devenir une obligation scolaire. Si on veut que l'éducation artistique et culturelle se développe pour tous les enfants, et même au-delà de l'adolescence, pour les étudiants, de la maternelle à l'Université, en cumulant ces trois éléments fondamentaux (acquisition de savoirs, découvert des œuvres et pratique des disciplines), il faudra vraiment une mobilisation solidaire de deux administrations. Il faudra même peut-être l'appui d'un Premier Ministre attentif. C'est ce qu'avaient esquissé Jack Lang, Ministre de l'Éducation et Catherine Tasca, Ministre de la Culture, en 2000. Mais il y a eu un coup d'arrêt en 2002 et la relance proclamée en 2005 n'a pas vraiment été suivie des faits. On voit les difficultés que rencontrent les associations spécialisées dans ce domaine et les porteurs de projets – des enseignants ou des artistes qui développent des partenariats au niveau local, dans les collèges, lycées et universités. Oui à un Ministre de la Culture qui, au-delà des traditionnels protocoles d'accord, s'engage dans une programmation budgétaire de long terme avec son collègue de l'Éducation nationale sur lequel reposera l'essentiel de l'effort – il ne faut pas s'en cacher.

Quant au lien avec la communication et le numérique, il est évident aussi, et je pense qu'il ne faut pas rejeter les questions de la numérisation uniquement dans le giron de l'industrie. Sinon, non seulement on va uniquement privilégier les grands groupes, ceux qui s'expriment avec une page entière de publicité achetée dans les journaux pour surtout dire qu'on ne taxe pas les fournisseurs d'accès, les opérateurs de télécommunications, les industries, les grandes majors du cinéma ou du divertissement, mais en plus on risque de manquer un certain nombre d'enjeux de dimension industrielle, comme le chantier de la numérisation de patrimoine, de textes, d'images, de sons, comme la transformation de l'industrie du jeu vidéo de façon à ce qu'elle soit capable d'être aussi une industrie des loisirs éducatifs et pas seulement de jeux guerriers. Tout cela demande qu'il y ait, dans le Ministère de la Culture, un pôle non seulement très actif et très au fait des nouvelles techniques, mais surtout capable d'aider au développement d'autres usages. Pour le moment, dans le secteur culturel, la numérisation a été vue surtout du point de vue des menaces – réelles – que le téléchargement gratuit faisait peser sur la rémunération des auteurs. Les réponses ont été répressives ; la loi HADOPI dont on se vante au gouvernement qu'elle a permis d'augmenter le téléchargement légal, de diminuer le piratage, mais dont chacun sait qu'elle est étroite et sera bientôt périmée, n’apportant de surcroît aucune « recette ». Elle ne fait qu'empêcher certaines fuites et ne réinjecte pas d'argent dans le circuit. C'est avec le Ministère des finances mais surtout à partir d'un dialogue avec les artistes, les sociétés d'auteurs, mais aussi les opérateurs d'internet, les jeunes sociétés qui proposent des services avec un esprit souvent très libre et même souvent avec une pensée libertaire, qu'il faudra bâtir des solutions qui permettront de drainer des recettes. Ces recettes viendront en partie des usagers – mais il ne faudra pas les frapper de façon indifférenciée et trop lourde –, en partie des fournisseurs d'accès, en partie des opérateurs de télécommunication, peut-être d'autres sources encore, comme des sources parafiscales. En tout cas, le Ministère de la Culture devra être à la manœuvre pour construire un nouveau système de protection du droit d'auteur mais aussi de soutien à la création pluraliste et favorisant l'offre des créateurs indépendants, afin qu'elle ne soit pas complètement ensevelie sous les énormes masses publicitaires des blockbusters et des best-sellers.

Nonfiction.fr - On connaît le slogan forgé par Francis Lacloche et porté par Frédéric Mitterand, " la culture pour chacun ", par opposition à " la culture pour tous ". Si ce slogan est dépassé, quels peuvent être les mots d'ordre pour 2012 ?

M. Emmanuel Wallon - Le slogan n'est pas dépassé, il est plutôt contradictoire et incohérent. Après avoir voulu opposer, dans un grand effort conceptuel, la culture pour tous à la culture pour chacun, en recyclant une phrase de Malraux sortie de son contexte, qui en fait parlait de l'opposition entre l'esprit démocratique et l'esprit collectiviste, et après s'être aperçue que dans le " pour tous ", il y avait une collection de chacun, que chacun était capable d'interpréter à sa manière une lecture, une visite, une découverte, mais que ça n'empêchait pas d'échanger, de partager avec tous, le ministre, dans un ultime trait de génie, a synthétisé tout ça en disant que c'était « la culture pour tous, la culture pour chacun, partagée » et il nous a fait un discours à ce sujet à la grande Halle de la Villette dont je me souviens encore...

Le mot d'ordre importe peu. Je pense qu'il faut essayer de rendre aux mots leur sens et leur dynamique. La culture n'est pas une chose. Il y a des biens culturels, que l’on peut qualifier de biens communs, même si les individus se les approprient – par exemple, je m'approprie individuellement un tableau de musée qui appartient à la collection publique, dans ma manière de le regarder, d'y retourner, et éventuellement d'acheter le catalogue ou la carte postale qui va me le remémorer. Mais je me satisfais surtout du fait que ce tableau soit notre bien commun, pas seulement celui des Français qui entretiennent ce musée par leur impôt, mais celui des visiteurs étrangers qui ont la possibilité de le voir. La culture, c'est une activité, une action, une opération. Qu'on prenne le mot au sens transitif de cultiver quelque chose ou des matières cérébrales, ou au sens intransitif de se cultiver soi-même, je pense qu'il faudra que le Ministère de la Culture porte vraiment cette conception d'un ensemble d'activités qui sont transformatrices, pas seulement de la psyché ou du vécu des individus, mais transformatrices de la société. Quant à l'art, il a bien sûr vocation à être partagé avec tous et par tous, mais il est producteur de singularité. Il est un instrument d'individualisation ou d'individuation. Cela implique qu'on lui rende sa vertu qui n'est pas seulement de nous divertir ou de nous émerveiller, mais qui est aussi de nous aider à penser et éventuellement à développer des opinions contradictoires dans l'espace public, ce qui est la définition même de l'acte de démocratiser.

Nonfiction.fr - Quelle place les spécialistes des politiques publiques culturelles, les experts, ont-ils ou devraient-ils avoir dans l'élaboration des projets des politiques et, par la suite, dans leur mise en œuvre ?

M. Emmanuel Wallon - Je n'estime pas que le rôle de l'expert soit de mettre simplement une capacité technique au service d'un parti. Il est d'essayer d'éclairer un débat public en cherchant à être exigeant avec les faits, et en croisant leurs interprétations. Si on a cette vision, il ne faut pas désirer un gouvernement d’experts. Je pense qu'une politique, quelle qu'elle soit, résulte d'abord d'une volonté collective exprimée à travers des responsables politiques dont on espère qu'ils répondront de leurs actes devant des enceintes parlementaires. C'est dans le débat que se construisent des politiques culturelles. L'idée que ce devrait être soit sur le ministre poète – on en a eu un, au moins un – , soit sur l'homme politique ambitieux mais très éclairé – on en a eu quelques uns, dont un qui est resté longtemps en place et qui a fait plutôt de bonnes choses – , que reposent l'alpha et l'omega du sort de la culture en France, est une idée dangereuse. En effet, ce ministre peut sauter à l'occasion d'un remaniement, il peut être mis en échec par un Ministre des Finances très soucieux du remboursement de la dette publique, ou il peut se trouver à contre-courant de ses collègues européens par exemple. Il faut qu'il y ait des experts, qu'il y ait des responsables politiques, qu'il y ait aussi des artistes. Et au-delà des artistes qui ont leur vision singulière de la place de leur travail au cœur de la société, il faut que tous les acteurs sociaux de la culture - qui peuvent être des porteurs de projets au niveau local, qui sont souvent des enseignants ou des responsables d'associations – participent. C'est de cette co-élaboration, dans la contradiction, dans le débat, dans l'opposition quelquefois, que l'on peut tirer l'espoir d'une politique vivante et qui progresse. Ce qui me frappe, c'est que les maires par exemple, qui ont provoqué dans leur ville le débat sur la culture, autour d'une commande publique, autour d'un effort particulier, de l'implantation d'un équipement, la mise en place d'une grande manifestation, ont souvent été récompensés sur le plan électoral mais surtout, même quand ils ont été battus, la politique culturelle dans leur ville a progressé. Les citoyens ont pris goût à parler de ces affaires-là et à considérer qu'elles étaient de leur ressort. Je pense que les experts sont bons quand ils aident les citoyens à se saisir de leurs propres vœux, désirs et intérêts. Dans le domaine de l'art c'est plutôt de désirs qu'il faut parler.

Nonfiction.fr - Comme l'a déclaré Nicolas Sarkozy, la culture, c'est la réponse à la crise ?

M. Emmanuel Wallon - La culture, si on la prend dans cette acception d'ensemble d'opérations transformatrices, conscientes, des individus en société, peut être une façon d'affronter la crise. Mais je ne suis pas sûr qu'avec Monsieur Sarkozy, on parle de la même crise. Lui pense sans doute à la rupture de quelques grands équilibres économiques et financiers. Moi, je pense aussi à une crise dans le mode d'établissement des valeurs. La manière dont cet homme privilégie, sans le moins du monde s'en cacher, les très hauts revenus et les entreprises qui sont dirigés par des gens qu'il connaît bien – les champions d'un système de libre-concurrence – me paraît être un facteur de crise sociale, de crise morale, et de crise environnementale inquiétant. C'est dans la culture que l’on élabore une intelligence commune de ces crises, ou plutôt de ces difficultés – puisque maintenant le mot " crise " désigne l'état permanent de nos sociétés depuis environ 35 ans. Je dirais surtout que c'est aussi ce qui permet d'échapper à une doxa, une interprétation dominante de ce que devrait être la politique en temps de crise. 

Propos recueillis par Noémie Suisse