Etude du prénom comme un indicateur sociologique puissant : lecture d'une linguiste.



Toutes les Suédoises s’appellent Ingrid, c’est le titre d’un livre de Patrice Louis sur les emprunts en français   , qui montre que les langues d’emprunt ne fournissent pas leurs éléments lexicaux au français par hasard, mais selon certaines tendances (le vocabulaire scientifique pour l’arabe, le vocabulaire guerrier pour l’allemand, par exemple) : ces tendances ont produit des stéréotypes, dont le prénom est un bon exemple, Ingrid étant  "emprunté " par les locuteurs français comme représentant le prénom suédois par excellence. Dans la perspective de la linguistique, qui est ma discipline, un prénom est en effet bien plus qu’une étiquette, et porte en lui un véritable univers sémantique, représentationnel, culturel et mémoriel. Patrice Louis a d’ailleurs également écrit une sorte de dictionnaire des toponymes dans cette optique, Du bruit dans Landerneau, qui constitue une source précieuse d’exemples de mobilisation des noms propres dans les figements français   .
Il existe en sciences du langage (dans ses composantes sémantiques et analyse du discours) un courant qui, remettant en cause la tradition logique du nom propre vide de sens, qui ne serait qu’un désignateur rigide, s’attache à mettre au jour les sens du nom propre. C’est le cas d’un certain nombre de travaux sur le nom propre modifié (par exemple : " la Venise du Nord ", " le Raphaël moderne ", " le Sinatra français ")   et sur le nom propre lieu de mémoire langagière et discursive (par exemple les " noms propres d’événement " comme Tchernobyl, Beyrouth ou Furiani, dont le sens outrepasse largement la simple toponymie pour déployer de nombreux signifiants mémoriels)   .
C’est pour cette raison que la parution du livre de Baptiste Coulmont, Sociologie des prénoms, a attiré mon attention : je me suis demandé ce que recouvrait cette " sociologie du prénom ", et comment les sociologues traitaient cet objet. C’est donc une interrogation interdisciplinaire qui constitue le fil rouge de ce compte rendu. Je n’évalue donc pas la qualité de l’ouvrage, tâche que je laisse aux pairs de l’auteur, mais je propose quelques remarques " de linguiste " sur un travail " de sociologue ". Ce compte rendu est en effet, accessoirement, un prétexte à l’examen des relations entre linguistique et sociologie, qui ont toujours eu du mal à se nouer, bien que des collaborations existent depuis longtemps, ancrées dans le paysage scientifique sous la forme de la discipline sociolinguistique ou de la revue Langage et société par exemple.

Les points de saisie sociologique
Le livre se divise en quatre chapitres : " Le prénom saisi par l’État ", " Le prénom, un bien de mode ", " Les usages sociologiques " et " Les usages sociaux des prénoms ".
Le premier retrace l’histoire du prénom depuis la fin du 18e siècle, son installation progressive dans le processus d’identification des personnes, et décrit les liens entre prénom et nation (en particulier la "  francisation "  des prénoms). L’auteur y montre en particulier comment le prénom en France est toujours plus ou moins " propriété de l’État "    , en mentionnant par exemple les difficultés de changement de prénom, procédure assez rare (" un peu moins de 3000 par an " ).
Le second chapitre associe prénom et mode et contient de nombreux documents statistiques qui appuient cette assertion. J’ai été étonnée par cette association faite d’emblée : je connais mal l’usage de la notion de mode en sociologie mais il me semble que la fréquence et la mode sont des concepts différents ; un prénom peut être très fréquent parce qu’il correspond par exemple à une norme intériorisée et parfois inconsciente (par exemple Marie, qui peut être choisi pour des raisons de doxa catholique ou même de neutralité ou les " prénoms passe-partout " dont parle Gisèle Boughaba dans sa thèse sur l’exogamie libanaise   , et pas forcément à une mode, terme qui contient plutôt l’idée d’un désir de reconnaissance ou de visibilité sociale. On trouve donc dans ce chapitre beaucoup de chiffres issus du Fichier des prénoms de l’INSEE : courbes de diffusion, carrières de certains prénoms, prénoms rares, etc. Un graphique m’a intéressée : " Longueur moyenne des prénoms en France ", qui pouvait contenir des éléments formels. Mais en fait Baptiste Coulmont ne dit pas ce qu’est un prénom long (combien de lettres, de syllabes ? prénoms composés ?) et ne met pas cette notion en rapport avec la mode ; ce graphique reste finalement un peu muet. Mais le cœur du chapitre réside dans la présentation du " modèle de diffusion à deux dimensions "   qui explique l’évolution du choix des prénoms. L’auteur montre que ce choix recouvre à la fois une " stratification sociale des goûts "   et des choix liés aux degrés de sociabilité ; les prénoms ne circulent donc pas seulement sur une échelle sociale verticale (on donne certains prénoms dans certains milieux), mais suivent les circuits complexes des sociabilités et des échanges (on " rencontre " des prénoms au cours de ses liaisons sociales). Sur ces points, j’ai pensé à un corpus dans lequel j’ai trouvé beaucoup d’informations pour un traitement du prénom en sociolinguistique, dans le cadre de travaux sur le sociolecte des classes dominantes   : les guides de savoir-vivre et les manuels de vie en société, sérieux ou humoristiques, qui constituent un créneau éditorial important en France (que l’on peut appeler " l’esprit français "). Dans ces ouvrages, on trouve toute une sociologie et une linguistique spontanée du prénom (une folk linguistique), avec des notations intéressantes sur la relation entre formes et milieux, sonorités et classements sociaux, signifiants et connotations prestigieuses ou populaires   . Ils contiennent en quelque sorte l’énoncé des contraintes sociales concernant les prénoms, et d’autres secteurs du langage d’ailleurs et constituent une documentation digne d’intérêt. On pourra en consulter un échantillon sur le carnet de recherche La pensée du discours   .
Le troisième chapitre explique pourquoi le prénom est un indicateur sociologique, et décline les différentes indications : sexe du porteur, structure de parenté ou des changements dans la parenté, opinion publique, intégration-assimilation-discrimination, appartenance religieuse. C’est sans doute dans ce chapitre que sont mentionnées les catégories les plus délicates à manier. Et c’est aussi dans ce chapitre que l’on trouve le plus de mises entre guillemets de la part de l’auteur. Certaines sont interprétables comme correspondant à la mention de catégories construites par des chercheurs cités, d’autres sont plus mystérieuses. L’auteur écrit par exemple qu’" il est possible de considérer le choix des prénoms comme la manifestation de “valeurs”, d’attitudes ou de certaines opinions et peut-être même, étant donné que les prénoms sont donnés une fois pour toutes, comme l’expression de valeurs profondes "    ; un peu plus loin, les termes traditionnel, classique, français, internationaux ou pays d’accueil sont employés eux aussi avec ou sans guillemets, ce qui brouille un peu la lecture à mon sens. Il est possible que ce phénomène stylistique appartienne pleinement à l’objet traité et constitue un indice de la position du sociologue par rapport à ce signifiant extrêmement chargé de subjectivité, d’émotion, d’axiologie, d’idéologie, donc d’un ensemble de choses difficilement objectivables, et en tout cas peu quantifiables. Le prénom, et le nom propre d’une manière générale, constitue effectivement un indicateur, mais peut-être, j’y reviens plus bas, encore plus puissant qu’il n’est dit dans l’ouvrage.
Le dernier chapitre traite des usages sociaux des prénoms, dont Baptiste Coulmont signale qu’ils sont peu connus, et se concentre sur deux d’entre eux : le choix du prénom et sa place dans les relations sociales informelles. Le choix du prénom est étudié à travers les enquêtes qui ont été menées auprès des parents. Certains cas offrent un intérêt particulier comme celui du couple mixte (ce mot de mixte est d’ailleurs lui aussi irrégulièrement guillemeté, ce qui confirme mon hypothèse de l’attitude distante de l’auteur par rapport à certaines catégories) et celui du prénom des enfants mort-nés. Ce dernier cas est traité via les travaux de Linda Layne aux Etats-Unis mais il faut souligner qu’il existe en France un réseau d’associations autour du deuil des tout-petits qui font de la donation du prénom un des axes majeurs de leur action avec la mise en place de cérémonies de deuil (l’une d’entre elles s’appelle " L’enfant sans nom, parents endeuillés "   . Une thèse de linguistique est en cours sur cette question, par Catherine Ruchon, et de la documentation sera bientôt disponible pour le sociologue, s’il veut bien s’intéresser aux données langagières de l’analyse du discours…


Des entrées sociales par la langue
Car les données langagières et les analyses linguistiques peuvent fournir d’intéressantes informations sociologiques. Il y a en effet quelques éléments, relevant d’une possible sociologie, qui auraient pu éventuellement figurer dans cette synthèse sur les prénoms : la dimension langagière du prénom, et en particulier son sens, juste évoqué à travers les travaux de Stanley Lieberson sur les sonorités et le " contenu intrinsèque"  des prénoms (chercheur qui s’inscrit dans la " sociology of language ", qui n’a pas vraiment d’équivalent en France), son rôle dans les relations sociales comme élément de l’élaboration des images de soi et de l’autre, et son statut de signifiant matériel impliqué dans les relations sociales essentiellement scripturales dont est tissé notre quotidien. Ces éléments sont directement liés au fait que le prénom est avant tout un mot, donc une forme langagière qui possède une réalisation phonique et scripturale. Cette dimension n’est pas vraiment mentionnée par le sociologue (ou est-ce la sociologie, si l’on doit considérer que la collection contraint les auteurs à une synthèse de l’existant ?), ce qui aurait pu être fait, vu l’intérêt que la sociologie porte désormais aux formes langagières (ethnométhodologie, interactionnisme, analyse automatique de contenu, lexicométrie) et, réciproquement, celui que la linguistique porte, depuis ses origines d’ailleurs, au social (sociolinguistique, anthropologie linguistique, analyse du discours, interactionnisme socio-discursif, sociolexicologie, etc.).
Sur le sens du nom propre, il existe une abondance de travaux en France. Baptiste Coulmont cite un article que Sarah Leroy, sémanticienne spécialiste du nom propre modifié, a consacré en 2006 à l’intéressante question de la modification des prénoms dans la presse   . Cette consultation aurait pu mener le sociologue au numéro de Langue française qu’elle a dirigé sur la question, qui fourmille d’exemples   ainsi que qu’à sa synthèse didactique, Le nom propre en français, et, en tirant les fils de la pelote ” sémantique et analyse du discours ” à un numéro des Carnets du Cediscor sur le nom propre en discours   où l’on trouve par exemple un article de Georgeta Cislaru intitulé ” Le pseudonyme, nom ou discours ? D’Étienne Platon à Oxyhre ”   . J’ai pour ma part consacré quelques travaux au sociolecte de mon informatrice imaginaire Marie-Chantal (qui est au 16e arrondissement ce qu’Ingrid est à la Suède), où j’étudie justement les critères sociolinguistiques présidant aux choix des prénoms à partir du corpus de folk linguistique cité précédemment   . Ce que j’entends par sens du nom propre, c’est un ensemble de connotations, d’évocations, de connaissances encyclopédiques et de données mémorielles qui font que le prénom possède une épaisseur sémantique. Cette dernière dépend évidemment du contexte de chacun, elle est donc marquée par une certaine indexicalité : pour prendre un exemple un peu radical, le prénom Gabrielle évoque entre autres la guerre d’Indochine (nom d’un des points d’appui à Diên Biên Phu). Du côté syntaxique voire stylistique, il faut souligner que le prénom appartient à un système, presque un syntagme : il est associé à un patronyme, à d’autres prénoms éventuellement et parfois à un surnom. Il y a donc un phénomène de combinaison à prendre en compte, ce que met bien en exergue le corpus folk mentionné plus haut. Prénom court pour un nom long, évitement des calembours, des associations disharmonieuses, etc. Mais il faut reconnaître qu’il existe très peu de travaux spécifiquement sur les prénoms en sciences du langage (en France en tout cas) et que les informations linguistiques doivent passer par la catégorie au-dessus, l’anthroponyme. L’auteur aurait donc parfaitement raison de me répondre qu’il n’a pas trouvé grand-chose d’immédiatement disponible et utilisable sur cette question précise en sciences du langage.
Sur le rôle du prénom dans les images de soi et de l’autre, il existe un autre corpus de folk linguistique, c’est la littérature. Proust a produit une des plus remarquables théorie folk du nom propre dans La recherche et Baptiste Coulmont, dans une discussion sur les noms et prénoms des pornstars   m’a lui-même signalé un texte de Valéry Larbaud de 1927 qui propose une analyse linguistique profane des prénoms féminins   . Je pense que la littérature constitue un matériau sociologique également digne d’intérêt, et que les textes littéraires recèlent justement les informations dont l’auteur de la Sociologie des prénoms déplore l’absence au début de son chapitre 4. En ce sens, le traitement qu’il propose du prénom en littérature, en présentant une étude quantitative des prénoms dans un roman de Mazarine Pingeot (dont le choix n’est pas justifié, ce qui me semblerait intéressant, puisqu’il s’agit d’une porteuse de prénom un peu particulière, pour le coup) me semble un peu passer à côté de cette richesse plus qualitative, d’ailleurs nommée par l’auteur, mais en passant, dans la conclusion : ”la poésie du prénom”   . Loin de ce poétique feuilleté sémantique, le prénom est aussi un instrument d’humour, de moquerie   voire de stigmatisation. Enfin, il me semble que le prénom peut être également envisagé sous l’angle scriptural au sens technique ou socio-technique du terme. J’ai involontairement suscité un petit recueil intéressant d’histoires de prénom en publiant un billet   intitulé ”Je m’appelle Marie-Anne. Heurs et malheurs d’un prénom”, sur les nombreuses erreurs commises sur le mien, à partir d’une histoire de billet d’avion réservé au nom d’Anne-Marie Paveau : les commentaires (dont celui de Baptiste Coulmont sur son propre prénom), racontent de passionnantes histoires d’erreurs et de malentendus, mais se prolongent aussi en récits de rapport au prénom, en particulier pour une Karine-avec-un-K, une Mélodie, une Stéphanie, et une Hélène-Sophie. Baptiste Coulmont écrit très justement dans son ouvrage que ”l’on utilise son prénom probablement tous les jours”    et j’ajouterai : très généralement dans une interaction, avec une ou plusieurs personnes. Par conséquent, le prénom est essentiellement le lieu d’une relation.
” Tout le monde a un prénom ”, écrit l’auteur à la page 45. Oui, mais tout le monde ne l’habite pas de la même manière. Il y aurait encore d’autres usages du prénom à recenser (l’évitement du prénom, le surnommage, la réduction à l’initiale, etc.) ; on peut dire que la donation et le port du prénom sont des domaines particulièrement hétérogènes et complexes. L’ouvrage de Baptiste Coulmont fait la part belle à une approche extérieure, et en particulier à la donation du prénom, faute d’études disponibles, on l’a vu. La prise en compte des corpus littéraires, des récits de vie ou des multiples témoignages qui émaillent les discours permettraient de rendre compte plus complètement et plus qualitativement de ce ” petit outil sociologique ”   qui est, avant tout, un mot de la langue.