Une enquête de deux journalistes dans les coulisses de ceux qui tirent les ficelles de la communication politique et manient l'art du storytelling à souhait.

En cette période de campagne présidentielle et "d’affaires DSK", le poids des communicants qui conseillent les femmes et les hommes politiques sur leur conduite à tenir, apparaît en France de plus en plus manifeste. Le grand public, qui avait déjà pu prendre conscience du rôle de certains conseillers en communication lors d’élections antérieures (en particulier lors de la présidentielle de 2007 au cours de laquelle Nicolas Sarkozy avait réussi à saturer l’espace médiatique au moyen d’une stratégie de communication particulièrement efficace), a ainsi pu récemment découvrir l’influence de ces conseillers de l’ombre dans des fictions politiques ou dans des films tels que La conquête ou L’exercice de l’Etat.

Il a également appris, grâce à un rapport de la Cour des comptes que, pour tenter de gagner en popularité, certains ministres n’hésitent pas aujourd’hui à dépenser des fortunes en frais d’études et de sondages, voire à multiplier les séances de media-training avec des journalistes et des communicants en vue de mieux se préparer à certaines émissions de télévision à forte audience. La communication semble de plus en plus déterminer les choix politiques, les décisions stratégiques de certains grands patrons et orienter la construction de l’agenda des médias. 

Telle est, en tout cas, l’idée forte défendue par deux journalistes, Aurore Gorius et Michaël Moreau, dans un livre intitulé Les gourous de la com’ et explicitement sous-titré Trente ans de manipulations politiques et économiques. Annonçant clairement la couleur, ils soutiennent que "la sacro-sainte télévision fabrique l’opinion" (p.14), qu’ "à droite comme à gauche, l’agenda politique des "grands partis de gouvernement" est désormais totalement déterminé par les impératifs de leurs stratégies de communication, domaine où Nicolas Sarkozy fait en quelque sorte lui aussi figure de "gourou" (p. 266). En d’autres termes, les communicants auraient d’une certaine manière pris le pouvoir dans le domaine politique et économique, auraient réussi à verrouiller l’information relative à leurs clients et à entraver les journalistes dans leur démarche d’investigation, empêchant du même coup le grand public d’avoir une connaissance fine et précise de l’étroite imbrication de la sphère publique et du monde des affaires en France.

Les arguments et les exemples ne manquent pas pour illustrer cette thèse. Les deux journalistes ont, pour ce faire, mené des entretiens avec près de quatre-vingts personnalités (anciens Premiers ministres, ministres, leaders politiques, grands patrons, responsables de communication, journalistes etc.) en vue de livrer au lecteur une galerie de portraits et une série de récits de parcours professionnels pour le moins instructives : les témoignages s’avèrent sans conteste riches et souvent inédits. Pour saisir l’évolution des stratégies de communication, les auteurs ont par ailleurs choisi un point de départ, celui de la prise de pouvoir progressive des conseillers en communication au début des années 80. Cette période qui a coïncidé avec la venue de la gauche au pouvoir, est présentée comme le symbole des "années fric" et de la télévision spectacle et comme particulièrement propice à ce qu’ils appellent la fabrique des stars politiques et patronales.

En optant pour cette périodisation, ils négligent volontairement les stratégies de communication antérieures (sous Valéry Giscard d’Estaing notamment) et à ne mettent guère en perspective cette montée en puissance de la communication en France par rapport à l’étranger (nul n’ignore que les Etats-Unis sont considérés comme le berceau de la communication politique et publicitaire). Mais peu importe : le lecteur trouvera dans cet ouvrage de quoi alimenter sa soif de cas concrets et de portraits de personnalités hautes en couleurs.

Certains faits et gestes ont maintes fois été racontés. On connaît le rôle clé de Jacques Pilhan auprès de François Mitterrand ou de Claude Chirac auprès de son père tout comme on se souvient de l’ascension fulgurante, au cours des années 80, d’un chef d’entreprise nommé Bernard Tapie. On a souvent évoqué les succès d’Euro RSCG dont le chef de file de l’époque, Jacques Séguéla, est à lui tout seul aujourd’hui un personnage médiatique de premier plan ou ceux de Publicis dont l’image est incarnée par son PDG Maurice Lévy. On connaît beaucoup moins en revanche, l’influence du colonel Michel Frois, l’inventeur de la communication patronale au cours des années 1970-80 ; de Michel Calzaroni, fondateur de l’agence DGM qui conseille aujourd’hui beaucoup de grandes entreprises (Danone, LVMH, Total, Vivendi etc.) et des hommes politiques importants, ou encore d’Anne Méaux, venue comme Michel Calzaroni de l’extrême droite, passée par le giscardisme et à la tête de l’agence Image 7 qui traite avec de nombreux élus de droite et des ministres influents. Son activité de lobbyiste est fort bien décrite : elle est à l’heure actuelle l’une des communicantes les plus puissantes sur la place de Paris.

Le livre fourmille d’exemples et d’anecdotes sur les luttes d’influence entre les différents conseillers en communication et les grands patrons (Bernard Arnault, François Pinault, etc.). Il analyse avec force détails les duels fratricides entre Henri Proglio et Anne Lauvergeon ou entre Pierre Gadonneix et François Roussely à la tête d’EDF en montrant là encore le rôle clé joué par Anne Méaux. Il apporte des éclairages de première main sur la manière dont certains leaders politiques de l’UMP ont désormais adopté une attitude totalement décomplexée à l’égard de la communication.

C’est le cas par exemple de Jean-François Copé ou de Xavier Bertrand. Ce dernier reconnaît prendre des leçons avec un professeur de chant pour poser sa voix et avec un professeur de théâtre pour améliorer son positionnement corporel. La gauche semble, selon les deux journalistes, assumer avec un peu plus de difficulté son rapport à la communication : il n’existait, par exemple, jusqu’au printemps 2009, pas de direction de la communication au PS. Chaque grand responsable a construit sa propre stratégie avec un conseiller de son choix. Stéphane Fouks apparaît toutefois comme l’un des hommes orchestre les plus influents. On a pu s’en rendre compte récemment à propos de Dominique Strauss-Kahn et de ses démêlés avec la justice américaine. Ancien de l’UNEF-ID, proche de Manuel Valls, il est devenu un poids lourd du monde de la communication depuis qu’il a accédé en 2005 à la coprésidence d’Euro RSCG Worldwide.

L’ouvrage vaut surtout par la diversité et la richesse des témoignages que les deux journalistes ont réussis à obtenir. Preuve est faite que la communication s’est professionnalisée et que la mise en scène de soi l’emporte de plus en plus souvent sur le contenu des projets et des programmes. L’autre intérêt de cette enquête sur les excès et les dérives de la communication est qu’elle met également en lumière les multiples conflits d’intérêt qui président à ces collaborations croisées.

Le travail d’influence et de lobbying aboutit en effet souvent à des pratiques déontologiquement douteuses en dépit des dénégations répétées des intéressés. Quand Anne Méaux élaborait la stratégie de la Société générale, elle conseillait au même moment ses concurrents les plus directs, notamment le Crédit Agricole. Euro RSCG a aujourd’hui comme clients près de 20% des entreprises du CAC 40, une bonne partie des ministres de droite et des leaders politiques de gauche et conseille indifféremment les uns et les autres.

Ce à quoi Stéphane Fouks rétorque : "quand on a deux clients dans le même secteur, c’est un conflit d’intérêts. Quand on en a quatre, c’est une expertise". On pourrait multiplier les exemples, comme celui de Jean-Claude Narcy, longtemps journaliste à TF1, réalisant des séances de media-training avec des hommes politiques au pouvoir ou celui de Jean-Marc Sylvestre, exerçant sur la même chaîne et interviewant des chefs d’entreprise qu’il avait préalablement coachés. Plus fondamentalement, ces pratiques pour le moins condamnables révèlent que certains spin doctors sont à la fois conseillers et acteurs des décisions stratégiques prises par les hommes politiques et les chefs d’entreprise. Dans l’affaire Areva qui a opposé Anne Lauvergeon à Henri Proglio, les communicants d’Image 7 ont eu à gérer des dossiers industriels lourds : ils peuvent donc parfois être codécideurs de la politique générale de certains grands groupes.

Nombre de ces agences en communication recrutent en outre d’anciens cadres passés par des cabinets ministériels qui sont en mesure, non seulement de saisir rapidement les attentes et les besoins de leurs clients, mais aussi de contacter grâce à leur carnet d’adresses fourni, les interlocuteurs indispensables. Les allers et retours entre lieux du pouvoir et agences de communication, entre public et privé, sont monnaie courante : ils témoignent de l’ampleur et de la densité des réseaux d’interconnaissance si caractéristiques du mode de fonctionnement des élites françaises.

L’objectif du livre, on l’aura compris, n’est pas de présenter une analyse fouillée des enjeux liés à l’essor de la communication. Les auteurs se contentent d’accumuler des exemples, des récits de réussite professionnelle et de dérouler le fil des réseaux d’influence : en ce sens, il remplit parfaitement son office. Il laisse néanmoins dans l’ombre certains aspects du problème en présentant une vision univoque des capacités de la communication à manipuler l’opinion et en offrant une interprétation un peu rapide des dérives récentes de nos démocraties. Affirmer que les stratèges en communication verrouillent totalement, au moyen de leurs techniques marketing, l’information est peut-être aller un peu vite en besogne : les hommes politiques et les patrons ne disposent-ils vraiment plus d’aucune marge de manœuvre en la matière ?

De même, s’il ne fait guère de doute que les journalistes exercent aujourd’hui leur activité dans un cadre de plus en plus contraint (il suffit, pour s’en convaincre de se souvenir de la présidentielle de 2007 où ils ont été très souvent suivistes), force est tout de même de constater que certains d’entre eux essaient de décrypter les stratégies des communicants dans le domaine politique (cela paraît en revanche, plus malaisé pour la communication économique car les intérêts des annonceurs pèsent sur l’autonomie des journalistes) et d’adopter un angle décalé, de pratiquer ce que les spécialistes appellent un méta-journalisme qui consiste précisément à dévoiler ce qui se passe en coulisses et à montrer en quoi consiste le travail des communicants.

Enfin, le public, grâce à Internet et aux nouveaux réseaux sociaux n’est-il pas de plus en plus expert en la matière, de moins en moins dupe de la langue de bois et donc en mesure de dénoncer sur les forums, les sites en ligne ou les blogs, le formatage des discours ? L’emprise de la communication sur le débat public est certes inquiétante, mais loin d’être totale : la manipulation se heurte fort heureusement à quelques résistances